887

887 de Robert Lepage au TNM | Éblouissant !

Grande soirée de première jeudi soir au Théâtre du Nouveau Monde (TNM) pour le nouveau solo de Robert Lepage, 887. Juste avant le lever du rideau, plutôt que la voix de Lorraine Pintal demandant au public d’éteindre nos cellulaires et de développer nos bonbons, voilà que c’est Robert Lepage lui-même qui apparaît en scène pour nous livrer les consignes d’usage, en guise d’introduction à son vibrant solo. Avec ce grand artiste, incomparable, tout devient théâtral. Commence alors un voyage de deux heures pleines où l’intime atteint l’universel.

887 est le sixième solo en 30 ans de Robert Lepage qui sent toujours le besoin d’alterner entre des pièces-fleuves – La trilogie des dragons, Les plaques tectoniques, Les sept branches de la rivière Ota, ou encore des méga-productions au Cirque du Soleil et au Metropolitan Opera de New York -, et des pièces aux dimensions réduites comme ses précédents solos : Vinci, Les aiguilles et l’opium, Elseneur, La face cachée de la lune et Le Projet Andersen.

Mais 887 a ceci de particulier, à savoir que c’est la première fois que Robert Lepage parle de lui au «je».

Le titre de la pièce correspond au numéro civique de l’avenue Murray dans la haute-ville de Québec où il a vécu entre 1960 et 1970, passant de l’enfance à l’adolescence en même temps que le Québec passait de la Révolution tranquille à la Crise d’octobre.

Photo par Érick Labbé.

Photo par Érick Labbé.

Alors que La face cachée de la lune était davantage inspirée de l’image de sa mère, plus extravertie, cette fois c’est l’image du père qui prédomine et traverse toute la pièce. Robert Lepage n’a pas eu de fausse pudeur en exposant des photos prises dans les albums de sa famille, dont celles de son père, qui était un bel homme, effacé mais influent. Ce père chauffeur de taxi qui travaillait la nuit et dormait le jour a eu pour conséquence que le Robert Lepage enfant a souffert d’un père absent.

Rappelons-nous Lipsync où le personnage de la comédienne Frédéricke Bédard engageait quelqu’un capable de lire sur les lèvres, pour savoir ce que disait son père dans une courte séquence filmée muette. Cette scène très touchante était une prémisse inconsciente à 887.

Du nom de l’avenue Murray, qui fut le premier Gouverneur général du Canada, jusqu’à la nouvelle rue rebaptisée Louis XIV, c’est tout le contexte de la lutte des classes qui est illustré, les employés majoritairement francophones et pauvres étant dirigés par des patrons anglophones, riches et puissants.

Photo par Érick Labbé

Photo par Érick Labbé

Speak white

Quelle belle idée d’illustrer la crise identitaire de la société québécoise d’alors en se servant du poème Speak White de Michèle Lalonde (elle était présente hier soir), comme leitmotiv et moteur dramatique de la pièce. Le prétexte en étant une célébration de la fameuse Nuit de la poésie à Montréal en 1970, où entre autres, s’était illustré Claude Gauvreau avec ses premiers poèmes en exploréen. Le comédien Robert Lepage peine à apprendre par cœur le fameux Speak White pour cette célébration, tellement est dense le petit texte de trois pages qui fait se comparer les Anglais du Québec aux négriers américains, dénonçant le racisme et l’exploitation des petits salariés.

En parallèle à la présence sous le toit familial de la grand-mère souffrant de l’Alzheimer, qui fait que toute la maisonnée change de chambre et de lit, donc de l’histoire avec un petit «h», Robert Lepage, avec des événements comme la Crise d’octobre, la visite de la Reine à Québec ou le «Vive le Québec libre!» du Général de Gaulle, relate l’Histoire avec un grand «H».

C’est donc tout autant de nous que de lui que parle la pièce. Et ce n’est pas la première fois que des références à notre mémoire collective se retrouvent dans l’œuvre du maître Lepage qui apprend ainsi au monde notre histoire en tant que peuple distinct au Canada, et ce de par les tournées internationales de ses pièces.

Photo par Érick Labbé

Photo par Érick Labbé

Un spectacle signé Robert Lepage est toujours conçu avec un esthétisme jamais vu, avec ingéniosité, innovant avec les nouvelles technologies, créatif en effets spéciaux et décors élaborés avec une grande intelligence scénique. Dans 887, le taxi (refuge) du père traverse la scène à quelques reprises, alors que domine au centre sur un plateau tournant l’incroyable maquette de l’immeuble de l’avenue Murray qui se transforme sans cesse en autre chose, nous en mettant plein la vue.

À chaque étage et chaque appartement de cette maquette de grande taille, un écran vidéo dans la vitrine du salon nous expose avec beaucoup d’humour les particularités des voisins immédiats du narrateur. Il parle d’eux avec affection, comme il parle de son frère Dave, camelot pour Le Soleil, ou de sa sœur Lynda dont il a toujours été proche et qui, devenue son assistante et ange gardien, est un maillon essentiel au génie autant à l’international que chez lui de son célèbre frère.

Chaque élément de cette scénographie complexe est appelé à se transformer selon l’utilité immédiate. C’est le cas, par exemple, quand la maquette s’ouvre pour devenir une cuisine toute équipée où le comédien s’entretient avec un ami invisible, en sevrage d’alcool et de cocaïne, et sans le sous. Comme par magie, comme par ensorcellement, on y croit.

En mettant ainsi son enfance au centre du récit, le résultat échappe, grâce à l’autodérision, à ce qui aurait pu devenir une démonstration narcissique et prétentieuse. Même s’il s’inquiète de ce qu’il appelle «la viande froide» (les images que les télévisions préparent d’avance pour être prêtes au moment du décès d’une personnalité publique), Robert Lepage peut tout se permettre. Il est resté simple, humble et modeste, dédié complètement à son art.

À peine sorti de l’aventure dévoreuse d’énergie qu’a été l’interprétation magistrale du Marquis de Sade dans Quills à l’Usine C, Robert Lepage réussit encore une fois à éblouir. Ce n’est pas pour rien si sa compagnie s’appelle Ex Machina. Le «deus» de l’expression, c’est lui.


* 887 de Robert Lepage est à l’affiche du TNM jusqu’au 8 juin 2016, et prendra ensuite l’affiche au Grand Théâtre de Québec dès le 13 septembre 2016.

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