Les Bâtisseurs D'empire Ou Le Schmürz

Boris Vian au Théâtre Denise-Pelletier | Un régal !

Avec une tragédie burlesque dite inclassable, le Théâtre Denise-Pelletier entame sa 54e saison de belle et forte façon en présentant « Les Bâtisseurs d’empire ou Le Schmürz » de l’auteur français iconoclaste Boris Vian, précurseur du théâtre de l’absurde qui laisse une œuvre remarquablement originale et d’une redoutable efficacité.

« Le plus clair de mon temps, je le passe à l’obscurcir », a écrit Boris Vian, alias Bison Ravi alias Vernon Sullivan, comme il s’est amusé à signer une douzaine de pièces de théâtre et pas moins de dix romans, les plus connus étant L’Écume des jours et J’irai cracher sur vos tombes, de même que de la poésie, du conte, des nouvelles, et des chansons parmi lesquelles Le Déserteur et On n’est pas là pour se faire engueuler qui ont traversé le temps.

L’artiste pluridisciplinaire, même trompettiste de jazz à ses heures dans le Saint-Germain-des-Prés des années 50, Boris Vian était un créateur libre, contestataire, antimilitariste, digne successeur du Dadaïsme de Tristan Tzara et du surréalisme d’André Breton, se moquant des conventions artistiques établies qu’il aura transformées en mouvement intellectuel avant-gardiste.

Sa pièce Les Bâtisseurs d’empire ou Le Schmürz a été créée à Paris au Théâtre Récamier en 1959 à l’initiative de Jean Vilar, dans la foulée de l’avènement du théâtre de l’absurde de Beckett et de Ionesco qui, comme Boris Vian, se sont employés à déstructurer le langage jusqu’à en faire de l’anti-théâtre.

C’est donc à une très grosse pointure que le jeune metteur en scène Michel-Maxime Legault s’est mesuré en présentant au TDP le texte piégé de Vian qui demande une grande maîtrise du jeu des acteurs. La production aurait pu déraper, mais c’est le contraire qui se produit, le tout reposant sur une distribution forte, juste assez déjantée pour soutenir l’intérêt du spectateur qui en redemande.

Photo par Gunther Gamper.

Photo par Gunther Gamper.

L’histoire de la pièce paraît au premier degré plutôt simple, mais son pouvoir métaphorique est dévastateur. Nous sommes donc en présence d’une petite famille bourgeoise avec sa bonne   nommée Cruche qu’un bruit étrange et ravageur – la guerre? – force à déménager d’un palier à l’autre d’un immeuble en hauteur, passant chaque fois à un espace vital qui se réduit de façon anxiogène.

Josée Deschênes, sous les traits de la mère complaisante, trouve ici le plus grand rôle de sa carrière au théâtre. Affublée d’une incroyable perruque conçue par Florence Cornet, elle cherche constamment à apaiser l’atmosphère ambiante que vient contrecarrer l’ado du couple, Zénobie, jouée avec un aplomb désarmant par Marie-Pier Labrecque.

Qualifiant leur fille de « primesautière », et l’appelant avec une pléthore de formules dérisoires comme « ma cocotte chérie », quand ce n’est pas « mon poulet vert », la mère dysfonctionnelle ne saura jamais prendre la mesure des mots qu’elle utilise et des conséquences de leur utilisation.

Leur nouveau voisin, joué par Olivier Aubin, est conseiller, mais on ne saura pas conseiller de qui? Et de quoi est mort soudain son fils Xavier? De tout et de rien, dira le père incarné par Gabriel Sabourin qui louvoie avec adresse entre autorité et renoncement. Aux pourquoi lancés par l’un sera répondu par l’autre pourquoi quoi, avec une implacable rhétorique de l’absurde qui poussera Cruche, la servante exaspérée incarnée avec justesse par Marie-Ève Trudel, à rendre son tablier en désespoir de cause.

Photo par Gunther Gamper.

Photo par Gunther Gamper.

Oui, mais, Le Schmürz dans tout ça? Recouvert de la tête aux pieds de bandelettes sanguinolentes, le personnage rendu par Sasha Samar est celui, sans qu’on sache pourquoi, sur qui tous s’acharnent, sauf Zénobie. Le pauvre sera maltraité, roué de coups et fouetté tout au long de la pièce. Il restera là, utilisé comme défouloir et bouc émissaire commun, tout en n’y étant pas vraiment. L’auteur laisse libre à chacun d’y trouver sa raison d’être, et c’est de là que le texte de Boris Vian tire toute sa force.

Les costumes de Marc Senécal, terriblement jubilatoires, apportent à l’ensemble une facture ludique que le scénographe Jean Bard exploite sans exagération superflue. Il a conçu son décor avec une fosse à l’avant-scène évoquant le néant d’où l’on vient et où l’on retournera, surmontée de deux pans de murs placés en oblique et percés de deux portes qui finiront bien par ne mener nulle part.

De santé fragile, Boris Vian s’éteindra en 1959 avant d’avoir atteint ses 40 ans, comme il l’avait lui-même prédit, d’où l’urgence au cœur de son écriture.

Intronisé au Collège de Pataphysique, cette science loufoque initiée par Alfred Jarry qui s’appliquait à toutes les formes artistiques, contemporain de Sartre, Camus et Prévert, Boris Vian, l’auteur du poème Je voudrais pas crever, exerce encore une grande influence sur ceux qui croient que l’art peut changer le monde.

Et cette production du Schmürz, judicieusement programmée par Claude Poissant au Théâtre Denise-Pelletier, nous offre une occasion sans égale de rire un bon coup en redécouvrant le déserteur génial que Boris Vian restera toujours.

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