Chute Libre

Chute libre de Dana Gingras à la SAT | La chute qui élève

La SAT propose jusqu’au 27 avril la nouvelle création de Dana Gingras, intitulée « Chute libre ». La chorégraphe (The Holy Body Tattoo, Animals of Distinction, Monumental) et cinéaste (Chainreaction) investit le dôme immersif de la satosphère pour plonger le spectateur dans une expérience physique de transcendance et de vertige. Une chute libre dans la poésie des mots (de Marie Brassard), du mouvement et des rythmes (musique de Roger Tellier-Craig), présenté comme un « film immersif » sous la direction de Dana Gingras.

Les plus prompts au vertige n’ont pas à s’inquiéter : couché, le corps se sent bien ancré. Il ne reste, lors des quelques brefs moments induisant le vertige, qu’une sensation physique agréable, enivrante. L’instant d’une chute de plus de cinquante étages, dilaté sur une trentaine de minutes, le spectateur en viendra à se demander s’il tombe ou s’il monte. Cette approche des « entre-deux » se trouve au cœur de l’œuvre : l’interstice entre vie et mort, entre le moment debout et celui où la chute se termine, entre l’état de veille et le sommeil, entre le senti et l’intellect, entre la conscience et l’inconscient.

Transcendance des médiums

C’est un peu avant le vingtième étage que nous nous sommes sentis comme si nous commencions à monter. Couché au sol, position atypique pour se plonger dans une œuvre, le corps devient alors vulnérable. Mais le vertige est passé. Le corps s’oublie et c’est la force de la conscience qui prend le dessus.

Dana Gingras explique qu’un des plaisirs du cinéma numérique immersif est qu’il n’existe aucune contrainte quant aux mouvements de caméra, qu’elle aborde comme une chorégraphe. Certains moments de l’expérience nous font sentir comme si elle avait réussi à poser sa caméra à l’intérieur même de la conscience. Le dôme de la satosphère se substitue alors aux paupières fermées, sur lesquelles sont projetées images et mouvements semblant émaner de la conscience pure, avant les mots et les concepts.

Plus que le vertige, c’est plutôt la transcendance qui prend le dessus dans l’œuvre. D’abord, grâce à la répétition : les images, les mouvements, la musique et les mots laissent au spectateur le temps de bien s’installer dans l’espace de la chute. On remarque aussi la transcendance des médiums : les mots deviennent musique, les mots apparaissent en mouvement, l’art chorégraphique orchestre et traverse tous les éléments…

Photo par Josh Sherrett

Et on note surtout la transcendance entre l’organique et le numérique, qui explique une bonne partie du succès de cette expérience immersive. L’apparence numérique du corps androgyne et des images en général est compensée par l’aspect organique des mouvements, à l’origine effectués par de vrais interprètes. Le numérique est aussi compensé par l’ingénieuse et très inspirée bande sonore de Roger Tellier-Craig, qui mise avant tout sur la batterie.

Quelques éléments à saveur électro viennent ponctuer ces rythmes, mais la texture générale est résolument organique. Le spectateur se sent dans un vortex, dans un couloir d’air, beaucoup plus que dans un loop, figure si spécifique au numérique, trop souvent cadencé de façon exacte, précise et mécanique. Le numérique permet d’explorer des mondes intérieurs, mais on sent qu’il ne prend jamais le dessus sur l’œuvre.

Enfin, la voix enveloppante de Marie Brassard contribue aussi à nous garder dans une expérience physique misant plus sur l’organique que sur le numérique. Ses mots évoquent les petites et les grandes chutes – l’enfer de Dante, les chutes politiques, tomber en amour, la tombée du jour, s’enfarger. Le spectateur se laisse aller dans une chute perpétuelle, certes, mais douce et libératrice, un état de grâce. Et Dana Gingras réussit même à inviter dans cette chute perpétuelle le corps et à l’y faire sentir libéré, lui normalement si formaté et habitué à la gravité.

Photo par Josh Sherrett

Une expérience d’apesanteur immersive

Grâce à ce précieux équilibre, l’expérience est rock, viscérale, plus que techno. Le chaud plutôt que le froid. C’est un pari gagné pour Dana Gingras, qui se plonge encore plus profondément dans son exploration des corps en chute, cette fois affranchie du sol.

Deux petits bémols toutefois : la fin, bien que justifiée et cohérente avec le contenu de l’œuvre, s’avère anti climatique en nous laissant en suspens ; et le corps du spectateur, couché sur le sol, gagnerait à ressentir davantage de vibrations émanant des basses fréquences (laissons le soin à l’équipe de s’ajuster à la sonorisation de cette salle atypique).

Mais ces bémols n’affectent en rien notre propension à fortement vous recommander de vivre cette expérience. Même lorsque les pénuries seront terminées à la SQDC, vous ne saurez vous y procurez d’expérience d’apesanteur aussi profonde, satisfaisante et immersive!

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