Contes à rendre (un interrogatoire)

Conte à rendre (un interrogatoire) à l’Espace libre | Quelle moralité tirer des contes contemporains?

Par cette nouvelle création, les trois actifs directeurs artistiques d’OMNIBUS, Jean Asselin, Réal Bossé et Sylvie Moreau, offrent au néophyte une bonne initiation à leur théâtre du corps, et au spectateur convaincu de la première heure, une admirable réflexion sur l’individualisme, la responsabilité et ce qui fonde chacun dans son identité. Narré par un trio d’acteurs magnifiquement complémentaire – Asselin, Andréanne Théberge et Charles Préfontaine – ce conte des temps modernes en forme de huis clos policier questionne le conformisme et l’autodétermination. Un début de saison ô combien percutant pour l’Espace libre.

 

Proche du Portrait d’une femme du dramaturge français contemporain Michel Vinaver, le fil de cette histoire pourrait être tiré de l’entrefilet banal d’un quotidien: un psychologue (Charles Préfontaine) est chargé d’évaluer l’état mental d’Alice, une jeune femme dans la vingtaine (Andréanne Théberge), accusée du meurtre de Matthieu Lebel, l’agresseur sexuel de sa colocataire, dans leur appartement à Montréal. Il l’interroge sur les faits à travers cinq tableaux, imaginés par Réal Bossé – Quoi? Où? Pourquoi? Qui? Quand? – qui tentent de retracer le passé de la jeune fille, son éducation et ses valeurs, ses motivations et ses rêves.

Mais ce qui fait tout l’intérêt de cette pièce, comme du théâtre de Vinaver d’ailleurs, c’est la multiplication et l’imbrication des points de vue sur la situation, que le texte, le jeu corporel et l’environnement sonore et vocal apportent en quinze tableaux alternés, mêlant passé et présent, réel et onirisme, faits et émotions. Ainsi, la trame limpide du fait divers est appuyée, expliquée ou brouillée par des séquences mimées et chantées où le père (Jean Asselin) et la fille rendent aux yeux des spectateurs leur relation d’amour chaste concrète et actuelle, vécue d’autant plus intensément en l’absence de la mère, morte en couches, tandis que la voix de la grand-mère paternelle (Sylvie Moreau), nommée aussi Alice, se souvient de l’enfance de la dernière-née et de l’éducation du père, pour expliquer ce duo amoureux à la limite du tabou, à travers des expressions imagées et savoureuses, évocation tendre d’un Québec rural délicieusement désuet.

Mais cette évocation d’une culture populaire, toujours vive dans les mémoires mais parfois refoulée, à travers québécismes et chansons (interprétées par Asselin et Théberge), est loin d’être naïve et complaisante. Au contraire, les trois « maîtres d’œuvre » du conte – tels qu’ils se définissent eux-mêmes – forcent le spectateur à s’interroger sans complexe sur ce qu’ils voient.

D’une force d’emblée captivante, la pureté de la scénographie des trois codirecteurs artistiques et du décor, conçu par David Poisson, permet à cette plongée dans l’intimité, les nœuds de cette relation, de s’opérer sans trouble. Trois espaces se jouxtent sur la minuscule scène carrée: les abords, un chemin couvert de paille où évolue le Père (Jean Asselin), évoquent la vie heureuse de la famille à la ferme; ils cernent la salle où se déroule l’interrogatoire d’Alice, dans le temps présent; enfin, dans le fond de la scène, tourne l’enquêteur. De ce poste neutre et en retrait, son regard est toujours posé sur Alice. Qu’il s’agisse d’une observation clinique, d’une curiosité paternelle et amusée pour cette fille hors du commun, échappée d’un monde révolu, ou d’une attirance secrète pour cette toute jeune femme, belle et rebelle, ce regard constamment soutenu finit d’encadrer et d’exposer la danse qui unit père et fille, cernés d’un côté par lui et de l’autre par celui les spectateurs. Les frontières entre ces espaces se résument en tiges verticales et horizontales évoquant les contours d’une porte, d’un miroir sans teint, d’un mur, qui rappellent les éléments du décor (table et deux chaises) et servent à l’occasion de support au jeu physique des acteurs, qui n’est pas sans rappeler celui des artistes du cirque, tout en contorsions, portés et jeux d’équilibre.

Entre ces ponctuations spatiales, les corps des acteurs semblent toujours en péril, disponibles à la chute, créateurs d’une tension poétique époustouflante. Alors qu’ils naviguent entre les différents tableaux, chacun de leurs mouvements dessine des correspondances entre les trois univers, le sociétal (la recherche d’explication socio-psychologique), le factuel (la violence de la mort et du sexe) et le poétique (la douceur et la rareté de l’amour familial exclusif), et surtout entre des personnages aussi intimement liés.

Et le public est pris dans ce double huis clos, renforcé par la configuration-même de la salle, son exiguïté et la concentration tamisée de la lumière, qui souligne les moments plus dramatiques. Sans aucun véritable malaise toutefois: si l’emmêlement des corps de la jeune fille et du vieillard peut avoir une charge érotique, tendue par la position de voyeur de l’enquêteur, les mots viennent la désamorcer. Ici, point de tragédie grecque; l’inceste n’est plus au goût du jour. Les réponses d’Alice, les propos de la grand-mère, les chansons du père nous prouvent que ces questions sont loin du « gros bon sens », si souvent invoqué par les deux Alice. Si l’enquêteur, à la fin de ses séances, en ressort ébranlé, le spectateur, malgré la qualité impressionnante du jeu, les choix scénographiques et musicaux judicieux et subtils, peut rester coincé dans l’émotion, sur le seuil du vrai drame. Alors que c’est peut-être paradoxalement l’enjeu de cette histoire, la morale inattendue du conte: « attaquer » le corps de l’Autre, sans hésiter et en toute connaissance de la violence et de l’irrémédiabilité d’un tel acte, n’est-ce pas le signe du véritable amour, lavé du péché originel, débarrassé du reproche et de la faute, un amour pur, réconcilié, éternel et… terrifiant?

Ceci pose une question brûlante pour l’avenir de toute société, qui doit bien finir, comme sur cette scène de l’Espace libre, par se regarder en face sans ciller. Faut-il, comme Alice, «pose[r] un geste nécessaire dont [on] choisit les conséquences douloureuses plutôt que d’assumer l’odieux de ne rien faire»?

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