Tom Waits

Critique album: Tom Waits – Bad As Me

Tom Waits - Bad As Me Tom Waits Bad As Me

Dans la jeune soixantaine, Tom Waits explore la vieillesse comme s’il l’avait attendue toute sa vie. Comme en témoigne Bad As Me, 17e album du vieux briscard, la folie ne s’estompe pas toujours avec l’âge. La créativité non plus. Ce sont plutôt la sagesse et l’expérience qui y ajoutent du corps.

Après 40 ans de carrière à débroussailler des avenues inexplorées, Tom Waits possède tant de cordes à son arc qu’il pourrait en faire une harpe. C’est d’ailleurs un peu ce qu’il fait sur Bad As Me: il active tour à tour différentes facettes acquises au fil du temps, tantôt avec l’entrain du jeunot (Chicago, Get Lost, Bad As Me), tantôt avec la plume affûtée et posée d’un grand clerc (Last Leaf, Face to the Highway).

Sans piétiner sur place, ce nouvel opus regorge de renvois aux albums précédents de l’excentrique Waits. Face to the Highway emprunte l’approche folk et la douce cadence trottée de Mule Variations. Get Lost rappelle le swing de Lie to Me, premier extrait de Orphans. Le jazz de bar de ses premières années refait également surface sur Kiss Me, alors que Satisfied ressemble autant à une suite au blues endiablé de Big Black Mariah (sur Rain Dogs) qu’à une réponse 45 ans plus tard au classique au nom semblable des Rolling Stones (dont les deux figures de proue, Mick Jagger et Keith Richards, sont explicitement nommées dans le texte).

Waits s’est aussi bien entouré de fidèles collaborateurs, à commencer par le guitariste de longue date Marc Ribot qui se fait présent sur toutes les pistes sauf la dernière. Le vieux pote Keith Richards (des Stones ci-haut mentionnés) ajoute aussi quelques pistes de guitare ici et là, en plus d’ajouter sa voix à celle de Waits pour Last Leaf, une jolie ballade acoustique tout à fait à l’image des deux vieux loups, une ode à la persistance. Quelle belle image que cette dernière feuille à l’automne qui refuse de tomber avec les autres!

Les Claypool (Primus) réapparaît discrètement (sur Satisfied) alors que Flea (Red Hot Chili Peppers) claque les cordes de basse sur Raised Right Men et Hell Broke Luce. Le fiston Casey Waits est également de retour aux tambours, alors que l’inséparable épouse Kathleen Brennan cosigne toutes les chansons, comme c’est le cas depuis le début des années 1980.

Bien entendu, l’organe vocal de Waits constitue le principal instrument de l’album. Grognements, voix de tête, chant maniéré, chuchotement rauque; cette voix d’argile, malléable et polymorphe, domine l’album comme il se doit et porte des textes rédigés de main de maître.

 

Contenu politisé

Avec les années, il semblerait que Tom Waits se sente finalement de plus en plus à l’aise à quitter son petit monde imaginaire peuplée d’ivrognes, de perdants et de gens désabusés, pour aborder des sujets plus politiques, comme il l’avait fait avec Day After Tomorrow sur Real Gone en 2004,  puis Road to Peace sur le volet Brawlers du coffret triple Orphans en 2006.

Cette fois, Everybody’s Talking At the Same Time traite avec une certaine poésie de l’opportunisme capitaliste en temps de crise. Quelques phrases assassines viennent assombrir la douce splendeur de la mélodie: « Someone Makes Money when there’s blood in the street », « Ain’t no one coming to pull you from the mud / You gotta build your nest high enough to ride out the flood » ou encore, en conclusion, « Well we bailed out all the millionaires / They’ve got the fruit, we’ve got the rind ». Un ton revendicateur qui n’est pas coutume chez Waits.

Toutefois, le contenu le plus percutant de l’album provient de Hell Broke Luce, une oeuvre éclatée et déstabilisante au sujet des séquelles qui affligent les soldats au terme de guerres aux intentions discutables. Là, les gants blancs ne sont plus d’usage: le Président (ancien Président?) est pointé du doigt, la subordination est sévèrement questionnée et les dégâts sont décrits sans ménagement, dans un texte canon récité dans un mélange de rap et de chant militaire. Tout ça baigne dans une musique qui ressemble aussi à un champ de mines: très percussive et ponctuée d’une guitare électrique coup de poing, de bruits de mitraillettes et de cuivres évoquant une ambulance. Sans doute l’une des compositions les plus étonnantes de Waits depuis son retour, au tournant du nouveau millénaire.

Quelques textes romantiques s’insèrent également au lot, mais il reste que la principale source d’inspiration de Tom Waits demeure ces portraits de gens, de lieux, d’anecdotes forgés par son imaginaire d’une richesse inouïe. Bad As Me se conclut d’ailleurs sur un très bel exemple de ce genre de tableau brossé avec une mélancolie étonnante pour une scène fictive: New Year’s Eve, une jolie valse qui se termine en beauté sur l’air de Ce n’est qu’un au revoir (Auld lang syne). Puisque Bad As Me ne démontre aucun signe de fin de carrière, tout porte à croire, en effet, que ce ne soit qu’un au revoir.

 

Liste de chansons:

01. CHICAGO
02. RAISED RIGHT MEN
03. TALKING AT THE SAME TIME
04. GET LOST
05. FACE TO THE HIGHWAY
06. PAY ME
07. BACK IN THE CROWD
08. BAD AS ME
09. KISS ME
10. SATISFIED
11. LAST LEAF
12. HELL BROKE LUCE
13. NEW YEAR’S EVE

 

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