Danse mutante

«Danse Mutante» à l’Agora du Wilder | Quatre chorégraphes pour deux danseurs

Le périple audacieux d’un relai chorégraphique embrassant trois continents, imaginé par la chorégraphe montréalaise Mélanie Demers, connaît son aboutissement avec la première mondiale de «Danse Mutante» à l’Agora de la danse du Wilder. Après deux ans de cogitation assumée par quatre chorégraphes femmes ayant en commun une réputation de frondeuses de la création contemporaine, une œuvre singulière et plurielle à la fois nous est proposée au final, un objet artistique ne ressemblant à rien d’autre.

Gémellité artistique

L’idée de départ vient de l’ébauche du duo Cantique, conçu en résidence au Centre de création O Vertigo par Mélanie Demers qui se définit en tant qu’artiste multiplateforme au sein de sa compagnie MAYDAY, fondée en 2007. C’est elle qui a initié ce projet de danse mutante en confiant son travail initial à trois autres chorégraphes pour que, successivement, elles se l’approprient et le prolongent en y mettant leurs propres formes et couleurs artistiques. Ce qui aurait pu devenir disparate et sans fil conducteur se révèle au contraire une œuvre puissante et extrêmement riche.

La seule contrainte, qui n’en était pas vraiment une, reposait sur le fait que les deux mêmes danseurs, Francis Ducharme et Riley Sims, en demeurent les interprètes ayant traversé les desideratas des quatre chorégraphes et s’être moulus au style créatif de chacune en danse. Le résultat étonne et captive, si bien que l’on sent entre eux deux une sorte de gémellité artistique belle à voir.

Danse Mutante, photo par Mathieu Doyon

Francis Ducharme (qui en a beaucoup) est aussi bon danseur que comédien. La preuve en est maintenant faite, après l’avoir vu travailler au théâtre aussi bien avec Alice Ronfard, Brigitte Haentjens ou Florent Siaud, qu’en danse avec Dave St-Pierre ou l’impénitent Frédérick Gravel. Alors que Riley Sims, un diplômé de l’école du Toronto Dance Theatre, formé particulièrement aussi en théâtre musical, est le directeur artistique de la compagnie Social Growl Dance dont la dernière création, Amorous Playlist, vient d’être présentée en mars 2019.

C’est la prémisse de Mélanie Demers qui demeure la plus sobre de cette danse mutante. Douze micros sont suspendus à différentes hauteurs au-dessus d’un plateau aussi blanc que les maillots des danseurs. Assis au centre, encombrés d’une catalogne rayée, ils se maquillent à grands traits sans miroir, portant avec finesse des gants en dentelle, blanche aussi, comme un rituel inexpliqué, mais qui produit son effet.

Danse Mutante, photo par Mathieu Doyon

Quand ils ne crient pas leur douleur avec des formules comme « J’ai faim, froid, soif! », ils murmurent du texte inaudible. Mélanie Demers, qui compte une vingtaine de créations à son actif présentées ici comme en Europe, en Afrique et même en Asie, illustre à nouveau son style dont les mots et les mouvements s’interpellent ou se complètent.

La première mutation, radicale, tranchante et contrastante, s’opère avec le travail de la performeuse et chorégraphe new-yorkaise Ann Liv Young, souvent qualifiée de provocatrice. Les deux danseurs sont maintenant affublés de vêtements féminins affriolants et de perruques longues et touffues, malgré la barbe. Les deux interprètes vont s’engueuler avec rudesse, même en langage des signes, il y aura un simulacre de viol, il sera question du VIH, et la nudité soudaine des danseurs relèvera de l’exhibition gratuite, mais on ne décroche pas une seconde.

«Danse Mutante», photo par Mathieu Doyon

La deuxième mutation nous transporte sur le continent africain avec Kettly Noël, une chorégraphe, comédienne et activiste d’origine haïtienne installée à Bamako depuis une trentaine d’années. Son apport à l’œuvre sera le plus ésotérique avec ses lampions lumineux encerclant les danseurs, ses odeurs d’encens qui brûle et ses tapis indiens. Les danseurs, comme s’ils étaient privés de genre, font leurs ablutions dans un alliage parfait entre eux. Ils sont mus par une sorte de mantra relevant de la sorcellerie, pendant que se font entendre des chants incantatoires paraissant d’origine autochtone. Divers jeux de soumission font également partie du travail de la chorégraphe dont l’une des dernières créations s’intitule Je ne suis plus une femme noire.

Une humanité décloisonnée géographiquement

La troisième phase de cette Danse Mutante répond au « minimalisme émotionnel » caractéristique de la chorégraphe Ann Van den Broek dont la compagnie bicéphale fondée en 2000 se trouve à Rotterdam et à Anvers. Avec ses néons blancs et ses figures géométriques, son apport à l’ensemble en est un s’apparentant davantage à la pure performance qu’à la danse. Nous entrons alors dans un univers éthéré, avec des mouvements au ralenti et des sons remplaçant les mots pour les danseurs qui pointent le public d’un doigt accusateur.

Ce spectacle relevant d’un acte collectif méritoire, bien que parfois d’un rendu inégal, est empreint autant de réflexion que d’une grande physicalité, épuisante pour les interprètes qui le supportent jusqu’au bout d’eux-mêmes pendant un bon deux heures. Mélanie Demers remporte son ambitieux défi de présenter une humanité décloisonnée géographiquement, porteuse autant de laideur que de beauté. Il sera intéressant de mesurer quelles forces elle aura su tirer de cette folle aventure artistique dans son prochain spectacle au titre évocateur, Post Coïtum, qu’elle nous promet pour 2020.

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