Disparu.e.s

Disparu.E.S de Tracy Letts au Théâtre Jean-Duceppe | Famille de fous!

Le titre original de la pièce du dramaturge, scénariste et acteur américain Tracy Letts, est « August : Osage County », en référence au chaud mois d’août des plaines de l’Oklahoma dont il est originaire. Sa traduction par Frédéric Blanchette, dans une adaptation et une mise en scène de René Richard Cyr chez Duceppe, est loin de la couleur originelle et de l’évocation du canton d’Osage de l’Amérique profonde qui a valu à la pièce de Letts un prix Pulitzer en 2008 et cinq prix Tony à Broadway. Mais ce n’est pas la seule chose qui cloche dans la production actuelle avec ses 13 personnages composant une bien trop large famille dysfonctionnelle à souhait.

Le seul qui soit disparu véritablement est le père, Beverly Weston, poète jadis célèbre incarné ici par un Guy Mignault chevrotant dans une ouverture qui n’est pas du tout essentielle à la compréhension du récit. Surtout qu’on est rapidement ensuite renseigné sur son sort. Plutôt que de disparitions, c’est davantage d’apparitions dont il faut parler, la nouvelle faisant en sorte que débarquent dans la maison familiale les trois sœurs dissemblables, venues au chevet de la mère, Violet, que personnifie avec parfois un certain manque de cohésion la grande comédienne Christiane Pasquier.

* Photo de courtoisie par le Théâtre Jean-Duceppe.

Violet est un rôle en or pour une comédienne, dans la lignée dramatique de la morphinomane Mary Tyrone de la pièce d’Eugene O’Neill Le long voyage vers la nuit, ou encore de l’alcoolique et névrosée Martha de Qui a peur de Virginia Woolf?, pièce culte d’Edward Albee où a excellé Maude Guérin dans la production encore récente présentée chez Duceppe dans une traduction de Michel Tremblay. La longue descente aux enfers de Mary comportait cinq personnages, alors que le psychodrame de Martha en avait quatre, ce qui permettait à leur auteur d’approfondir la psyché des protagonistes en perdition.

Mais avec 13 personnages et autant de sous-intrigues secondaires, le rôle central de Violet paraît en déficit d’attention de la part du metteur en scène. Plutôt que « sur les pilules », le personnage de Christiane Pasquier semble parfois en pleine saoulerie, et sa perte de contrôle est mal assumée. C’est là une forme de gaspillage pour celle en pleine possession de ses moyens dans Une fête pour Boris aussi bien que dans Les Reines au théâtre.

* Photo de courtoisie par le Théâtre Jean-Duceppe.

Ce qui fait aussi que de bons comédiens, comme Marie-Hélène Thibault en Barbara, la sœur aînée, comme Sophie Cadieux et Évelyne Rompré, les deux autres sœurs, n’ont pas assez de temps de glace dans le match où se confrontent leurs lourds secrets de famille. Chantal Baril en tante Mattie est solide, mais les Renaud Lacelle-Bourdon, Roger Léger ou Antoine Durand manquent de viande dans ce texte cru, sacres et toxicomanie en sus, et pour lequel un avertissement dans le programme nous informe que « les cigarettes et joints fumés sur scène sont des accessoires théâtraux et ne contiennent aucun tabac ou cannabis. »

Tout ce beau monde est éparpillé dans le vaste décor de Jean Bard, composé de trois chambres à coucher, d’un salon et d’une salle à manger où l’on se lancera la vaisselle, et dont toutes les fenêtres de la maison sont bloquées de la lumière du jour.

* Photo de courtoisie par Théâtre Jean-Duceppe.

Fait cocasse, la servante des lieux est une Cheyenne, très bien interprétée par la comédienne amérindienne Kathia Rock. Ni Frédéric Blanchette ni René Richard Cyr, pas plus que les codirecteurs artistiques de Duceppe, David Laurin et Jean-Simon Traversy, n’ont cru bon d’adapter le texte pour que la minorité ethnique ne paraisse pas traitée en inférieure. Barbara, qui reproche à sa mère de l’appeler une Indienne plutôt qu’issue des Premières Nations, se fait répondre qu’on disait « jouer aux cowboys et aux Indiens », bien avant « aux cowboys et aux Premières Nations », sur un ton des plus condescendants. Avec ses spectacles récents SLAV et Kanata, Robert Lepage a été sévèrement réprimandé pour beaucoup moins que ça.

Dans son mot du metteur en scène, Cyr, qui a tant apporté au théâtre ici, soutient que : « À vrai dire, on ne reconnaît vraiment la valeur des gens et des choses que lorsqu’on les a perdus », et que « Nos vies sont traversées par mille disparitions ». Comme quoi ce Disparu.e.s, plutôt que psychodramatique, prend souvent des allures de comédie noire, indéniablement humaine. Comme le dira l’un des personnages : « Ce qui est en train de disparaître était en fait déjà disparu ».

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