Brasstronaut

Entrevue | Steven Wilson: À la défense de l’album en tant qu’œuvre d’art

Steven Wilson, multi-instrumentiste et réalisateur chevronné, lancera son très attendu quatrième album solo Hand.Cannot. Erase le 3 mars prochain.  Il s’agit d’une œuvre inspirée par le documentaire Dreams of a Life, qui raconte la tragique et véridique histoire de Joyce Vincent, une femme de 38 ans morte seule chez elle en 2003, et qui ne fut découverte que deux ans plus tard. Hand. Cannot. Erase. raconte en paroles et en mélodies l’une des tristes réalités de la vie urbaine aujourd’hui.  

Sorstu.ca s’est récemment entretenu au téléphone avec Steven Wilson à propos des thèmes abordés sur l’album, ainsi que de la tournée à venir.

Photo par Renaud Sakelaris

En spectacle à Montréal en 2013, photo par Renaud Sakelaris

Qu’est-ce qui vous a intéressé dans le documentaire Dreams Of A Life et qui vous a amené à vous en inspirer pour créer cet album?

La triste histoire de Joyce Carol Vincent est très symbolique de notre époque, de ce que ça signifie de vivre au 21e siècle, et spécifiquement de vivre au cœur d’une grande ville au 21e siècle. Comment les gens peuvent facilement être isolés et déconnectés de la race humaine.  Et c’est ironique, car d’un côté on est entourés par des millions de gens, et de l’autre côté on peut complètement disparaître, devenir invisibles.

C’est aussi une façon pour moi d’aborder le sujet des réseaux sociaux, comment ils ont modifié nos vies et la façon dont nous interagissons ensemble. Cette histoire permet de toucher aux notions d’isolement, de nostalgie, des regrets, etc.

Et vous n’avez pas raconté l’histoire précise de Joyce Carol Vincent, mais plutôt écrit des chansons qui traitent de ces thèmes que vous venez de mentionner (isolement, regrets). Dans ce sens, l’album raconte un peu l’histoire de tout le monde, non?

Exactement. Je ne souhaitais pas être aussi spécifique en racontant son histoire et surtout, je ne voulais pas d’un récit qui se termine de manière aussi tragique. Je voulais quelque chose de plus ambigu, avec une fin ouverte.

Et en créant un personnage fictif, ça me permettait d’insérer plusieurs éléments autobiographiques –  mes pensées ainsi que mes expériences. Créer une enfance imaginaire pour cette personne. C’était plus stimulant pour moi au niveau créatif.

Et je suppose que chaque personne qui écoute l’album peut interpréter les paroles différemment.

Je l’espère. J’ai toujours aimé l’idée que les paroles puissent avoir un sens différent pour chaque personne qui écoute. Je ne veux pas être trop spécifique sur le sens exact des paroles. Prenez par exemple le titre de l’album. Il est ambigu, et j’adore ça. Ça ajoute au mystère de l’ensemble.

Avez-vous travaillé avec les mêmes musiciens que sur le disque précédent?

Quatre d’entre eux sont de retour, mais il y a plusieurs autres personnes impliquées également. Il y a deux batteurs sur ce disque, et il y a trois guitaristes, moi inclus. Il y a une chanteuse. Il y a un jeune choriste-soliste ainsi qu’une chorale de jeunes garçons. Donc, la palette musicale s’est élargie.

Il y a davantage de sons électroniques sur cet album. Et ceci part du concept, de cette histoire qui se situe dans le monde moderne, ce qui diffère énormément de l’album précédent et de son récit classique de fantômes, quasi victorien. Celui-ci est très moderne, et se situe au cœur de la ville. Ça suggère donc une palette musicale plus large et plus éclectique.

Comment avez-vous fait la connaissance de cette jeune chanteuse, Ninet Tayeb, et comment s’est-elle greffée au projet?

Ninet est une amie d’Aviv Geffen, mon ami et collaborateur avec qui j’ai formé Blackfield. Lorsque j’ai décidé que je désirais avoir une voix féminine sur le disque, particulièrement pour la chanson Routine, j’ai fait appel à mes amis. Je cherchais quelque chose de spécifique – pas une voix générique de style R’n’B ou soul –  je cherchais ma propre Kate Bush ou ma Bjork, dans le fond.

Aviv m’a alors parlé d’elle. Je l’avais déjà rencontrée à quelques reprises et je savais qu’elle avait une voix fantastique. J’ai demandé à quelques chanteuses, dont Ninet, de chanter sur une démo de Routine, et sa version m’a renversé, car elle a fait quelque chose auquel je ne m’attendais pas, et lorsqu’on collabore avec des gens, c’est ce qu’on désire : être surpris. On veut qu’ils aillent au-delà de ce qu’on leur demande de faire. J’ai su à cet instant qu’elle était celle que je cherchais.

Vous êtes le seul compositeur des chansons de l’album. Étaient-elles toutes écrites avant l’enregistrement, ou les avez-vous développées en studio?

En fait, je suis reconnu comme étant une sorte de « control freak » [rires]. Je ne délègue pas. Ça vient de la façon dont j’ai débuté ma carrière – à faire de la musique seul dans ma chambre, et à apprendre à jouer un peu de tout de manière satisfaisante. Quand j’écris aujourd’hui, c’est la même chose. Je ne pense pas seulement à la mélodie, aux paroles ou aux accords, mais aussi à la façon dont la batterie va sonner, et la basse, et le piano, etc.  Je travaille très fort là-dessus pendant des mois.

En fait, j’ai commencé à écrire la musique de cet album il y a dix-huit mois, à l’été 2013. Et je ne suis entré en studio avec le groupe qu’en septembre 2014. J’ai donc eu une année entière pour expérimenter avec la structure, les arrangements et les compositions. Arrivé en studio, j’avais une idée très précise du résultat final.

Ce qui ne veut pas dire pour autant que je ne suis pas ouvert aux suggestions, et des suggestions tout le monde en a. Chaque musicien a ses propres idées par rapport à ses solos. Mais je suis très méticuleux, et j’aime tout arranger et structurer à ma manière avant d’impliquer d’autres personnes dans mes projets.

Vos albums solos ont un son relativement différent l’un de l’autre. Comment décidez-vous du style d’un album?

Il y a deux choses importantes qui influencent le style d’un album. Tout d’abord, j’abhorre l’idée de me répéter. Si je m’aperçois que je suis en train d’écrire un morceau de musique qui ressemble à quelque chose que j’ai fait sur l’album précédent, j’arrête immédiatement et je trouve autre chose à faire.

L’autre élément important – et je reviens toujours à cela – est le concept de l’album, l’histoire, le thème. Et je pense que si l’on compare le sujet de ce disque à celui du précédent, ou des précédents albums, celui-ci suggère un genre musical très différent.

Vous travaillez depuis des années à remixer des albums classiques d’artistes tels que Yes, King Crimson, Tears For Fears, ELP et plusieurs autres. Ce travail influence-t-il vos compositions?

En fait, cela me permet d’apprendre beaucoup de choses. La philosophie en ce qui concerne l’enregistrement et la réalisation de la musique est très différente aujourd’hui de ce qu’elle était dans les 70’s et les 80’s, et j’ai remixé des albums provenant de ces deux décennies. C’est fascinant pour moi de plonger dans ce monde et de comprendre comment ils faisaient ces disques, les différentes techniques, etc.  Ces deux décennies furent une période très créative et expérimentale pour la musique, et il est tout à fait naturel que je m’en inspire.

Vous êtes un grand défenseur de l’album en tant que support, format et objet. Quelle est sa place en 2015? Est-il condamné à disparaître? 

Je crois qu’il y aura toujours une place pour l’album. De toute évidence, il a été marginalisé suite à l’avènement des téléchargements et du streaming, et de cette mentalité de la liste de lecture sur iTunes. Les gens s’investissent moins qu’avant dans l’écoute d’un album.

Ayant dit ceci, il y a quand même beaucoup de gens qui désirent écouter des albums. Et il semble y avoir une sorte de retour du balancier. Beaucoup de jeunes reviennent vers les albums et les vinyles.

Ce qui me fascine dans tout ça c’est que les gens sont tout à fait capables de s’asseoir pendant deux heures et de regarder un long métrage, au cinéma ou à la maison, et de porter toute leur attention à ce film. La même chose pour un roman, c’est quelque chose qu’on lit du début à la fin – on ne lit pas qu’un seul chapitre au milieu. Alors pourquoi est-ce si difficile pour certaines personnes de concevoir l’album comme une forme d’art aussi valide que le film ou le roman? Je n’en sais rien, mais je sais que pour plusieurs, l’album est encore préférable.

Je ne crois pas, cependant, qu’il reprendra la place qu’il a déjà eue, non.

L’un des éléments importants de tout album est sa pochette, et les vôtres ont toujours eu des pochettes intéressantes. Qui a réalisé la pochette de ce nouvel album?

C’est un ami et collaborateur de longue date, l’artiste danois Lasse Hoile. Il a fait les pochettes de certains albums de Porcupine Tree et de mes deux premiers albums solo. C’est quelque chose de très différent pour lui, cette fois-ci, et c’est ce que nous voulions. L’emballage au complet de l’album essaie de raconter une histoire à travers des photographies et des illustrations, mais également à l’aide d’artefacts. La version limitée du disque vient avec un livre de plus de 100 pages et également des cartes postales, des lettres, un certificat de naissance – c’est en quelque sorte un « scrapbook » de la vie d’une personne. Et c’est un magnifique objet à tenir dans ses mains.

J’ai toujours perçu la pochette comme une extension naturelle de l’album, du processus créatif. La création ne cesse pas une fois la musique enregistrée. Elle se poursuit dans la pochette, dans le site web et, ultimement, dans les spectacles sur scène.

Photo par Renaud Sakelaris

Steven Wilson en spectacle à Montréal en 2013, photo par Renaud Sakelaris

Et dites-moi justement, à quoi le public peut-il s’attendre de cette tournée que vous amorcez bientôt?

Ce sera un événement multimédia. Nous avons des films, un nouveau film réalisé spécifiquement pour les chansons de ce disque. Nous avons donc des écrans, des projections, ainsi qu’un système de son quadriphonique. Ce qui signifie qu’il y a des sons qui parviennent au public de derrière eux en plus de ce qui provient de la scène.

J’essaie de créer une expérience immersive, le genre d’expérience que j’aimerais vivre si j’allais voir un groupe live. Je n’ai pas de première partie, pas de DJ, donc lorsque vous entrez dans la salle de spectacle, vous entrez immédiatement dans mon univers, qui est une extension du concept et de la pochette de l’album.

Sans oublier, bien sûr, les musiciens de classe mondiale qui m’accompagnent sur scène.

Un deuxième spectacle vient d’être ajouté à Montréal. Que pensez-vous du public montréalais, qui a toujours été très enthousiaste par rapport à la musique progressive?

Je n’utilise pas ce terme, progressif… Je suis un peu ambivalent à son sujet. Je ne crois pas qu’il soit possible d’être progressif de nos jours, je crois que tout ce que nous faisons aujourd’hui dans la musique rock ou pop est d’utiliser un vocabulaire musical préétabli, alors j’ai de la difficulté à utiliser ce terme, « progressif ».

Mais en ce qui concerne le public montréalais, j’ai toujours vécu de bons moments au Canada, surtout dans le Canada francophone, je ne saurais dire pourquoi. Peut-être, comme vous le suggérez, que le public francophone a une histoire et un plus grand amour pour ce genre de musique, le rock conceptuel, mais peu importe a raison, très tôt ce public a accueilli favorablement ce que je faisais, avec Porcupine Tree et en solo, et ce fut très gratifiant de voir ce public évoluer et s’agrandir au fil du temps.

L’album parle de regrets et de l’idée d’une vie parfaite. Quelle serait votre définition d’une vie parfaite? Une vie sans regret?

Je crois que cela est impossible. La chose avec les regrets, c’est qu’ils sont un effet secondaire de la prise de décision.   Chaque fois que l’on prend une décision, on ferme du coup plusieurs autres portes, plusieurs possibilités. Par définition, en prenant des décisions nous créons des regrets.

Plusieurs de mes chansons traitent des regrets en lien avec le concept de nostalgie, celle de l’enfance, d’un temps plus innocent où plusieurs de ces décisions n’avaient pas encore été prises. La chanson Perfect Life est, pour moi, une chanson sur l’enfance, sur le sentiment d’émerveillement et la naïveté que l’on a en soi avant de prendre de grandes décisions et d’avoir des regrets. Il y a beaucoup de pathos selon moi dans la nostalgie, et c’est un thème récurrent dans mon œuvre.

* Steven Wilson sera à Montréal au Métropolis les 27 et 28 juin dans le cadre du Festival International de Jazz de Montréal et à Québec le 29 juin à L’Impérial.

Vos commentaires

Sors-tu.ca vous recommande...