Festival Fringe Montréal 2016 | Les Justes de Camus : Une belle surprise

On retrouve de tout au Fringe, et l’on ne saurait mieux dire avec la production du Théâtre Omnivore de Les Justes d’Albert Camus, à la petite Salle Multimédia du Conservatoire d’art dramatique de Montréal jusqu’au 19 juin prochain. En comparaison d’une totale nullité comme Les Casseurs de Dieu à la Salle Jean-Claude-Germain du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, Les Justes s’avèrent être une belle surprise.

La compagnie du Théâtre Omnivore existe depuis 2010. L’année dernière, son adaptation interdisciplinaire de la grande tragédie grecque Les Troyennes, d’Euripide, a été présentée au Festival OFF d’Avignon.

Qui sont les justes, au juste? A-t-on le droit de tuer pour servir un idéal révolutionnaire, celui de libérer un peuple oppressé par le despotisme de ses dirigeants? La pièce de Camus, écrite en 1948 et créée l’année suivante au Théâtre Hébertot à Paris, paraît on ne peut plus actuelle. Les kamikazes d’aujourd’hui, qui tuent sans discernement au sacrifice de leur vie, et dont le geste insensé fait d’eux des martyrs que leurs semblables glorifient, ne sont pas tellement nouveaux.

Camus a emprunté son sujet à l’histoire. En effet, à Moscou, en février 1905, un groupe de terroristes, appartenant au parti socialiste révolutionnaire, s’est livré à un attentat à la bombe contre le Grand-Duc Sergei, oncle du Tsar. Tous les personnages de la pièce ont réellement existé, l’auteur ayant même conservé le nom véritable de son héros sacrifié pour la cause, Kaliayev.

La pièce est construite sur le conflit entre le radicalisme de la révolution et les valeurs humanistes du cœur. Pour Stepan, tous les moyens sont bons pour que triomphe la révolution, y compris le mensonge, le double jeu et le meurtre. Rempli de haine, après trois ans de bagne et le fouet, Stepan proclame : «Il faut ruiner ce monde de fond en comble». À l’opposé, Kaliayev combat pour la vie, non pour la mort, pour la libération de son peuple, non pour l’injustice inhumaine, pour le présent, non pour l’avenir. Il refuse d’établir la révolution sur le déshonneur, l’injustice et le meurtre.

Photo par Gilles Motard

Photo par Gilles Motard

Et comme si ce n’était pas assez, Camus ajoute une autre couche au nœud de la pièce, celle du sacrifice d’enfants innocents pour servir coûte que coûte la cause. Après des mois de préparation par «l’Organisation», il a été convenu que Kaliayev lancerait la bombe à un moment très précis sur la calèche du Grand-Duc se rendant au théâtre. Mais, au moment venu, Kaliayev reculera, pour la bonne raison que le Grand-Duc ce jour-là est accompagné par ses deux jeunes neveux, et Kaliayev ne pourra se résoudre à tuer des enfants innocents en même temps que l’oppresseur.

L’antagonisme des deux personnages principaux est remarquablement bien servi par Lucien Bergeron en Stepan et Louis-Philippe Berthiaume en Kaliayev. Toute la pièce repose sur eux, et ils savent y mettre chacun l’intensité du jeu nécessaire à sa véracité historique.

Photo par Marc-André Perron

Photo par Marc-André Perron

Dans un décor de fortune, un piano droit, une table en bois nu et quatre chaises de cuisine dépareillées, une paillasse, mal éclairés les comédiens secondaires arrivent eux aussi à transmettre l’indissoluble dans lequel ils se trouvent. En particulier Émilie Allard en Dora, celle qui a fabriqué la bombe qui s’oppose à son amour, pur, pour Kaliayev. Comme lui, elle aime la beauté et le bonheur, et s’interroge dans la peur sur la notion cruelle de mourir pour l’idée, qu’elle soit sociale, ou religieuse comme maintenant dans notre monde.

La mise en scène de Jacinthe Gilbert, sans être inventive ni audacieuse, est correcte, tout en souffrant de quelques maladresses, comme cette scène jouée derrière un écran de plastique qui ne produit pas l’effet désiré. La metteure en scène incarne cependant avec aplomb le rôle de la Grande-Duchesse. Dans sa magnanimité impériale, elle visitera en prison Kaliayev qu’attend une corde de pendu sur l’échafaud de la justice des puissants. La Grande-Duchesse, croyante au Dieu des Chrétiens, ajoute cette autre dimension du non-converti devant la mort.

 

À l’image de la condition humaine

La poésie peut-elle être révolutionnaire, ou seulement la bombe le peut-elle? Le repentir est-il une trahison? Dieu saura-t-il faire la différence? Tuer est-il forcément contraire à l’honneur? Tuer est-il justifié par l’idéal de libération d’un peuple oppressé et asservi à la puissance du régime impérial qui l’étouffe sans pitié? Tous les moyens, y compris le meurtre, sont-ils justifiés pour les justes?

Camus ne donne pas toutes les réponses, mais sa pièce Les Justes, telle que présentée par le Théâtre Omnivore, en apportent quelques-unes, bien qu’imparfaites, à l’image même de la condition humaine.

La production sera offerte à trois reprises encore, soit les 17, 18 et 19 juin, au Conservatoire.  Détails par ici.

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