Fleuve

«Fleuve» de Sylvie Drapeau au Théâtre du Nouveau Monde | Divine Drapeau intime

« Une actrice, c’est d’abord un territoire occupé. Le tragique me traverse comme le fleuve traverse la terre qui nous a vus naître », confiait récemment Sylvie Drapeau en entrevue avec Flore Thery pour Sors-tu?. La glace est maintenant brisée sur les planches du TNM, avec l’incomparable émotion d’assister à une création mondiale. « Le fleuve est fondateur, parce que tout part de là. C’est le Québec, le fleuve, immense et très beau, mais aussi là où on peut perdre la vie », disait encore la divine Drapeau.

En près de 30 ans de jeu, « la fille du fleuve » a interprété plus de 50 grands rôles du théâtre de répertoire et de création. Chaque fois avec la même virginité artistique et la même vérité. Sylvie Drapeau est une artiste pure, une artiste vraie, restée intègre au fil des ans, et tôt confirmée comme l’une des plus grandes actrices au Québec.

Ayant réussi à faire naître une poésie théâtrale dans le récit initiatique de sa vie, il fallait qu’elle se sente vraiment en confiance avec la metteure en scène Angela Konrad pour accepter d’adapter ses quatre courts romans. Dans ceux-ci, l’actrice s’inspire de l’histoire réelle de deuils successifs dans sa vraie famille sur la Côte-Nord, là où fleuve et mer se confondent.

Quatre récits donc, dont les titres parus entre 2015 et 2019 chez Leméac sont révélateurs: Le Fleuve, Le Ciel, L’Enfer et La Terre. Chacun est porteur d’un deuil familial cruel. Ce fut d’abord la noyade dans les sournois courants ascendants du fleuve de son grand-frère Roch, sous le regard impuissant de ses sœurs ne sachant pas nager. Ensuite sa mère, emportée par un cancer, mais surtout par la douleur d’avoir perdu cet enfant adoré. Suivra son frère Richard, le benjamin dont la schizophrénie mènera au suicide. Et enfin, la mort des suites d’un AVC de Suzanne, la sœur aînée. Plus que les pertes aiguës qui la jalonnent, la pièce parle finalement de tout le parcours de vie de la narratrice que joue Sylvie Drapeau. « Être actrice, c’est être arracheuse d’ombre », a déjà dit la comédienne.

Photo: Yves Renaud (courtoisie)

Angela Konrad, née en Allemagne, a passé 20 ans en France, où elle a été associée de près au Théâtre des Bernardines à Marseille, avant d’émigrer au Québec en 2011. Elle a fondé ensuite la compagnie La Fabrik qui coproduit Fleuve, avec son rôle de premier plan dans cette aventure périlleuse.

S’étant vite fait remarquer à Montréal par son travail de réactualisation de grands classiques, en même temps que par l’adaptation pertinente de textes non théâtraux, comme c’est le cas ici, Angela Konrad a même franchi les neuf heures de voiture pour se rendre sur la Côte-Nord et humer l’odeur saline du fleuve majestueux, au cœur même de la tragédie.

Faisant son entrée au TNM par la grande porte, Angela Konrad avait dirigé une première fois Sylvie Drapeau dans Golgotha Picnic, adaptation d’un texte de l’Argentin Rodrigo Garcia présenté à l’Usine C en 2018. Pour Fleuve, en plus de signer une mise en scène impeccable, elle a agi à titre de conseillère dramaturgique et de conceptrice des costumes avec Pierre-Guy Lapointe. Et quelle bonne idée d’amener sur scène six enfants pleins de vie, courant l’un derrière l’autre en émettant des petits cris qui rappellent ceux d’oiseaux libres et heureux.

Photo: Yves Renaud (courtoisie)

Le personnage central de la pièce est La Femme, qu’assume Sylvie Drapeau dont les différents âges sont représentés par La Jeune femme avec Karelle Tremblay, une première fois sur scène pour elle sans qu’il n’y paraisse, et La Petite de 12 ans, jouée en alternance par Alice Bouchard et Marion Vigneault. Le soir de la première, c’est la jeune Alice qui a livré avec un aplomb redoutable ce rôle difficile, mordant dans son texte piégé avec une telle intensité que sa prestation fait la démonstration de graine de comédienne des plus prometteuses.

Certains monologues sont trop longs, parfois teintés de pathos et encore par bouts plus littéraires que théâtralisés. Les personnages secondaires du père et de la mère sont peu nourris. Et bien que mal desservie par une conception vidéo sans imagination, la pièce se reprend avec la musique originale et la bande sonore de Simon Gauthier qui soutiennent le malheur inexorable se produisant à répétition.

« C’est une plongée au cœur du deuil, et de cette question : comment survivre aux morts? », écrit dans le programme Sylvie Drapeau.

Mais Fleuve est une pièce tellement intime et tellement personnelle qu’elle eût encore mieux résonné dans l’espace intimiste d’une petite salle, comme la future et très attendue Salle Réjean-Ducharme du Théâtre du Nouveau Monde.

Photo: Yves Renaud (courtoisie)

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