Kiinalik : These Sharp Tools

Kiinalik : These Sharp Tools à Espace Libre | Le Nord se fait entendre haut et fort

Étrange spectacle, troublant même, que cette production de la compagnie queer de Toronto Buddies in Bad Times Theatre. En langue inuktitut, le mot kiinalik signifie « aiguisé », dans le sens au figuré d’avoir un « visage ». On dira, par opposition, qu’un couteau élimé n’a « pas de visage ». C’est là ce que le spectacle nous apprend, entre beaucoup d’autres choses. Ici, c’est par le théâtre et la musique que le Nord interpelle le Sud, resté dans l’ignorance coupable et quasi-totale de nos voisins nordiques. Une éloquente semonce servie par le truchement des arts.

Ce spectacle est le long aboutissement de la rencontre fortuite, lors d’une expédition entre Iqaluit et le Groenland, d’une comédienne, chanteuse et musicienne de Toronto, Evalyn Parry qui s’affirme sans ambages en tant que lesbienne, et d’une artiste Inuk, Laakkuluk Williamson Bathory. Coécrite par le tandem, l’œuvre qu’elles proposent, entre concert, jeu, dialogue et intrusion dans le public, pose la question du comment composer avec « ces outils affutés » du Nord par les Sudistes indifférents que nous sommes.

En ouverture, les deux artistes reconnaissent se trouver sur un territoire autochtone non cédé. D’ailleurs, cette formule néanmoins pacifique se répand depuis quelque temps sur les scènes de théâtre et de danse à Montréal. Comme si les Blancs, colonisateurs et assimilateurs, pour ne pas dire génocidaires, se cherchaient par le biais des arts une caution morale.

On parle beaucoup des pensionnats et des externats où les enfants autochtones étaient arrachés à leur famille, punis pour avoir parlé leur langue maternelle, violentés et abusés sexuellement. La même abomination aura marqué le sort des Inuits qui demandaient simplement qu’on les laisse vivre en paix dans leur habitat naturel, avec leur langue et leur culture propre. Là aussi, on aura voulu faire de ces peuples aux coutumes ancestrales de bons Canadiens normaux.

« Le nom est l’âme, et l’âme est le nom », entend-t-on d’elles en concordance avec la nordicité qui les définit.  « La glace, le corps et le territoire sont un souffle de vie. La glace est vivante », proclament-elles. La glace est partout, y compris au sens propre avec ces quatre blocs disposés en bordure de la petite scène d’Espace libre, fondant lentement sous les éclairages des projecteurs.

* Photo par Jeremy Mimnagh.

 

Une illustration habilement rendue des inquiétudes profondes des Inuits chassant le phoque depuis des millénaires sur ces banquises qui fondent et rétrécissent, comme le pergélisol émettant du méthane à effet de serre. Une autre manière d’oppression et de menace vécue par eux, oubliés dans l’immensité de l’Arctique. Les études répétées des glaciologues sont semblables à ces navigateurs intrépides s’acharnant à trouver le Passage du Nord-Ouest, sur les traces d’explorateurs légendaires comme Sir John Franklin.

 

Mystère et étrangeté

Le spectacle est en anglais et en inuktitut, surtitré en français. Mais pas systématiquement pour ce qui est de vives tirades de Laakkuluk, comme pour ajouter au mystère. À un moment donné, la comédienne s’applique du noir rayé de rouge sur tout le visage, en réponse aux tatouages de lignes et de points qu’elle porte comme un symbole identitaire sur ses bras et ses cuisses. Ainsi noircie, elle enjambe les rangées de spectateurs, comme pour montrer avec beaucoup d’ironie le choc de la sauvagerie du Nord. Et elle y réussit parfaitement, avec un immense talent brut.

Le nerf vague parcourant le continent arctique, la ligne de chaleur imaginaire, les chants face à face, l’odeur des peaux de phoques, le maniement du couteau en demi-lune appelé ulu, le 63e parallèle, l’appartenance à « cette terre qui porte ton corps », le désordre du monde, tous ces éléments et d’autres inter-reliés par le violoncelle de l’excellente musicienne aux longues tresses Cris Derksen, font de Kiinalik : These Sharp Tools le spectacle le plus étrange sur nos scènes montréalaises en ce moment.

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