La Face cachée de la lune

La Face cachée de la lune de Robert Lepage chez DUCEPPE | Yves Jacques fascine complètement

Depuis sa création au Théâtre du Trident à Québec, un 29 février 2000, la pièce La Face cachée de la Lune a été applaudie dans 65 villes de 27 pays. Ce solo ludique mais d’une grande profondeur humaine, transposant avec génie le banal et l’anecdotique en un enjeu existentiel, à la manière Lepage, a été joué près de 450 fois, dont plus de 300 fois par Yves Jacques qui le portera bientôt jusqu’à Singapour. Chez DUCEPPE en ce moment, le comédien originaire de Québec, comme Lepage, nous fait redécouvrir cette œuvre aux fondements scientifiques et familiaux devenue véritablement une pièce culte.

Il n’y a que Robert Lepage pour transformer ainsi sous nos yeux réjouis une simple planche à repasser en équipement de gym ou encore en véhicule motorisé. À passer de la fenêtre frontale d’une machine à laver ordinaire au hublot d’un vaisseau spatial, alors que Soviétiques et Américains se font compétition pour être les premiers à conquérir l’astre lunaire et en révéler la nature, en particulier sa mystérieuse face cachée aux Terriens que nous sommes.

Dès le prologue de la pièce, Yves Jacques nous met en contexte en disant :

Jusqu’à l’invention du télescope et aux premières observations de Galilée, le monde croyait que la Lune était un immense miroir et que les montagnes et les océans que l’on pouvait distinguer sur sa surface lumineuse n’étaient en fait que la réflexion de nos propres montagnes et de nos propres océans.

Le ton est lancé pour nous présenter en parallèle les relations conflictuelles entre Philippe et André, deux frères que tout sépare mais qui auront à se réconcilier suite au décès de leur mère. Philippe est un solitaire vivant modestement, passionné par l’espace, nourrissant la présentation de sa thèse de doctorat à l’Université Laval à même les exploits des cosmonautes soviétiques, à commencer par le grand ingénieur russe Konstantin Tsiolkovski mort en 1935. C’est lui qui a mis au point l’équation mathématique nous permettant encore aujourd’hui de nous arracher à la force gravitationnelle, et qui est le concepteur de la première combinaison spatiale.

Tandis qu’André, son cadet extraverti, se donne beaucoup d’importance en étant présentateur vedette au Canal Météo. Le deuil de leur mère ne les rapprochera pas pour autant, chacun confiné à son monde, et prompt à ramener à la surface des souvenirs intimes les ayant blessés durant leur enfance.

Ce sont les vêtements de la mère qui passeront par la machine à laver, avant d’être donnés à l’Armée du Salut. Ce qui amène l’une des images les plus saisissantes de la pièce, soit lorsque le fils à la tête voilée enfile une robe de sa mère et chausse ses beaux souliers bleus de femme coquette et fière, malgré les humbles conditions de sa maison de retraite. Un très étrange mimétisme opère alors quand Yves Jacques, sans l’imiter, traduit les mêmes gestes et parle avec des intonations qui rappellent la qualité et les nuances du jeu de Robert Lepage à la création.

* Photo par David Leclerc.

Entre l’espace et le terre-à-terre

La pièce est très bien documentée, offrant des images d’archives de l’Agence spatiale russe du lancement du premier satellite orbital, Spoutnik 1 en 1957, qui s’adonne à être l’année de naissance de Robert Lepage. Suivront des images, entre autres, de la première mission spatiale habitée en 1961 qui a fait de Iouri Gagarine le premier homme en orbite autour de la Terre.

Ainsi, la pièce nous place constamment entre deux mondes, celui de la conquête de l’espace et celui des relations houleuses entre les deux frères, aucun par exemple ne voulant hériter du poisson rouge nommé Beethoven dans son bocal gagné au bingo. Une lourde étagère bloquée dans l’embrasure des portes de l’ascenseur résume bien les maigres avoirs de leur mère dont la vie n’aura été qu’une quantité négligeable, pendant que les Américains préparaient l’avènement du premier homme à fouler le sol de notre satellite naturel.

D’une grande aisance, en apparence seulement, Yves Jacques évolue dans un dispositif scénique complexe, avec ses multiples panneaux glissant sur rail, et son mur pivotant fait de panneaux rectangulaires réfléchissants.

Les projections d’images scientifiques réelles, les marionnettes futuristes manipulées par Éric Leblanc, les nombreux accessoires pour lesquels Carl Fillion a joué le rôle de consultant à la scénographie, le tout est hachuré par le son nasillard caractéristique des échanges verbaux entre un vaisseau spatial et sa base, comme ici entre une scène de théâtre et des spectateurs propulsés, c’est le cas de le dire, par la musique de l’artiste d’avant-garde new-yorkaise Laurie Anderson.

En misant ainsi sur autre chose que la dramaturgie anglo-saxonne habituelle, les nouveaux codirecteurs artistiques de DUCEPPE, David Laurin et Jean-Simon Traversy, nous offrent un bien beau voyage lunaire, par le biais du talent incontestable d’interprétation d’Yves Jacques et de l’inventivité artistique insatiable du grand Robert Lepage.

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