Les beaux dimanches

Les beaux dimanches à La Chapelle | Marcel Dubé n’aurait pas aimé

« En fait, avec Les beaux dimanches, au-delà des hasards de l’intrigue, au-delà des vertus du spectacle, le théâtre québécois parvenait sans doute pour la première fois à tendre au spectateur d’ici le miroir de son âme précise, à inventer une dramaturgie nationale illustrant parfaitement aux yeux de ce spectateur ses plaies et ses aspirations présentes et à venir, c’est-à-dire son identité. »

C’est le critique de théâtre Alain Pontaut qui parlait ainsi dans la préface de la publication chez Leméac en 1969 du texte Les beaux dimanches de Marcel Dubé. La pièce avait été créée avec succès à la Comédie Canadienne en 1965. C’était trois ans avant Bilan, sa pièce charnière, qui fait actuellement l’objet d’une production de taille au Théâtre du Nouveau Monde. Deux Dubé le même automne, il y a de quoi se réjouir.

Mais pourtant, en transposant Les Beaux Dimanches dans un décor de piscine sans eau ni sauveteur au Théâtre La Chapelle Scènes Contemporaines, Christian Lapointe dénature complètement l’œuvre. Livrée ici sur le ton ostentatoire des crieurs du roi au Moyen Âge, les 11 comédiens ont été dirigés pour crier leur texte au lieu de le jouer. Avec le résultat d’un objet théâtral criard qui sonne faux, qui désarme le texte, le banalisant au point de lui soustraire toute crédibilité face aux bouleversements sociaux majeurs secouant le Québec de l’époque.

Le même problème de registre du jeu ressortait d’une récente production à Espace Go d’une pièce de Martin Crimp, Le reste vous le connaissez par le cinéma, où le metteur en scène Christian Lapointe forçait là aussi la hauteur du ton des répliques sans autre raison que de faire différent, et comme s’il ne se souciait pas du sens à rendre et à saisir au fur et à mesure par le spectateur.

Avec Les Beaux Dimanches, Marcel Dubé voulait opérer une cassure avec les personnages nés pour un petit pain dans la dramaturgie québécoise d’alors. Sa pièce a été écrite avec l’assurance des succès passés qu’avaient été Zone, Chambres à louer, Le temps des lilas, Un simple soldat, Florence, et Deux sur une balançoire. L’auteur a fait figure de pionnier en portant à la scène la classe des petits-bourgeois, exposant leur manque de sens moral, et leur lâcheté de riches qui ne feront pas mieux, par besoin d’évasion, que de noyer dans l’alcool le vide de leur existence.

Dans la mise en scène originale de Louis-Georges Carrier, nous sommes dans la maison cossue de Victor (joué par Jean Duceppe), un commerçant prospère de 40 ans, et d’Hélène (jouée par Janine Sutto), 38 ans, qui se contente d’être la femme de Victor. En compagnie d’amis de circonstance, ils ont fêté jusqu’aux petites heures du matin. Nous sommes dimanche, et quoi de mieux qu’une nouvelle rasade pour se remettre de la brosse de la veille.

Tandis qu’ici, Christian Lapointe, suite à une résidence d’artiste à l’École Nationale de Théâtre, appuie sa distribution à même les 11 jeunes diplômés de la cuvée 2018, constitués en un collectif qu’ils nomment Quartorze18. Mais ce ne sera pas une bonne décision artistique. Tous, ils sont trop jeunes pour nous faire croire à leurs personnages comprenant un avocat de 45 ans, un agent d’immeubles, et même un médecin.

Comment ne pas penser aux fortes pointures de la création qui, outre Duceppe et Sutto, comptait entre autres Michelle Rossignol, Claude Préfontaine, Andrée Lachapelle, Roger Garceau, Denise Pelletier, Marjolaine Hébert et Yves Létourneau? Nous avons beau nous retrouver dans un petit théâtre d’avant-garde comme La Chapelle devant une relecture modernisée de l’œuvre, le courant entre les personnages désabusés de faux amis croulants – des couples qui se haïssent le plus souvent, convoitant le conjoint de l’autre -, ne passe tout simplement pas.

Le conflit entre les générations, inspiré du rapport entre le personnage d’Antigone et celui de son père Créon chez Anouilh, ne fait pas de flammèches non plus. L’opposition croissante entre les séparatistes et la pègre des fédéralistes, la rhétorique du socialisme idéalisé, le terrorisme, les feux d’alarme rouges dans les coins, le réquisitoire selon lequel les Français nous ont donnés aux Anglais en 1763, tout cela a peu de résonance, ne correspondant plus à rien de ce qui est appelé par l’auteur « la racine du mal ».

De manière agaçante, les personnages sur-jouent le texte en y greffant une curieuse gestuelle qui fait penser à des tics nerveux et dont l’effet de maniérisme n’apporte rien au final. Deuxième mauvaise décision artistique. Sans compter l’usage cacophonique des micros, comme lorsqu’une réplique est à moitié amplifiée par le micro, et à moitié non. Le procédé cause la désagréable perception d’un instrument de musique désaccordé, éloignant le spectacle de toute cohésion d’ensemble.

Christian Lapointe, même à l’aube de ses 40 ans, écrivait à propos de Crimp : « Est-il possible que nous ne sachions pas encore comment vivre? » On dit de lui qu’il est une « tête chercheuse du théâtre de création ». Il est allé jusqu’à offrir au Festival Trans-Amériques en 2015 une folle performance de 70 heures (trois jours et deux nuits) à lire l’intégralité de l’œuvre d’Antonin Artaud.

Ayant puisé depuis ses débuts à même Butler Yeats, Maeterlinck, Duras, Viripaev aussi bien que Larry Tremblay, il est même passé en 2009 par la sélection officielle du prestigieux Festival d’Avignon.

Mais, avec le ratage en règle de ses Beaux Dimanches, il n’aura pas su nous placer devant notre propre aliénation, ce désert moral où chacun court encore à sa perte à défaut de réussir sa vie dans une société de traîtres perdue d’avance, comme si souvent chez Marcel Dubé.

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