Les Enivrés

Les Enivrés d’Ivan Viripaev au Théâtre Prospero | Du champagne !

Ceux qui n’ont pas eu la chance de découvrir le verbe acidulé de l’auteur russe Ivan Viripaev grâce à ses pièces Oxygène et Illusions, toutes deux présentées au Prospero, pourront se reprendre avec un troisième texte fort au même théâtre intitulé Les Enivrés. Dans son mot de bienvenue le soir de la première, la directrice des lieux, Carmen Jolin, a parlé de son « obsession » pour Viripaev. Mais, avec dix comédiens en scène, chose rare pour un petit théâtre, elle a lancé du même coup un cri d’alarme se résumant par un laconique mais révélateur « Ce n’est pas facile…, mais vous êtes là! »

Né en 1974 en Sibérie orientale, Viripaev ne l’a pas eu facile non plus. Ayant connu les affres de l’alcoolisme et des drogues, commis des vols à main armée et survécu à un dur séjour en prison, il doit tout au théâtre. Formé au Conservatoire d’Irkoutsk, sa ville d’origine, il tâtera sa spiritualité comme bouée de sauvetage dans Les Enivrés, créée à Moscou en 2014.

La pièce, avec son texte massue construit brique par brique, incarne crument la volonté de se sortir du mensonge et d’accéder à une nouvelle dimension échappant au sempiternel questionnement existentiel et à la perte de tout repère dans une vie autrement vide de sens.

Le metteur en scène qui monte, Florent Siaud, s’était frotté avec grand succès à Illusions il y a deux ans, une pièce allant au rythme effréné des vicissitudes en amour de deux couples. Cette fois, il réussit le tour de force de gérer les circonvolutions de 14 personnages n’ayant en commun qu’un état avancé d’ébriété au sortir d’un enterrement de vie de garçon et d’un mariage pour le moins improbable.

La pièce, qui avait fait l’objet d’une lecture en 2016 dans le cadre de Territoires de paroles, mêlant humour et dérision à des thèmes éternels comme la mort, l’amour et l’infidélité, la gravité de l’existence laissée à elle-même, la peur du cancer qui nous guette, la culpabilité et le pardon, la perte de tout contact avec l’essentiel, prend pour prétexte à se lancer des vérités insoupçonnées le facteur de l’alcool qui délie les langues, fait perdre la tête et ressortir le méchant.

On s’en doute, jouer sur une scène des personnages ivres, influençables et peu sûrs d’eux, tout en conservant la maîtrise du jeu, est un défi additionnel pour les acteurs se devant de trouver et de ne pas perdre le ton juste. C’est ce qui fait que le metteur en scène n’a pas pris de chance en complétant sa distribution avec des acteurs aussi solides que Paul Ahmarani, David Boutin, Maxime Denommée, Dominique Quesnel ou encore Maxim Gaudette, sans oublier Évelyne Rompré en Rosa, prostituée avenante, une « traînée » qui se joue des valeurs ambiantes de circonstance.

« Tout est décidé d’avance », dira l’un d’eux, pendant qu’un autre, banquier de son état, évoque à répétition l’invraisemblance du chat qui a tué sa mère. L’auteur prend le risque de viser les Arabes et le cinéma iranien, mais c’est la religiosité de son propos qui étonne. À maintes reprises, il sera question d’entendre « le chuchotement du Seigneur dans ton cœur », « Dieu n’aimant que les végétariens », et « le Seigneur parlant à travers les enivrés ».

 Les-Enivres-Nicolas-Descoteaux02
*
 Photo par Nicolas Descôteaux

 

La scénographie de Romain Fabre, également concepteur des costumes, est d’un pur ravissement sous les éclairages de Nicolas Descôteaux. Un décor astucieux avec en fond de scène un rideau de matière artificielle découpé en bandelettes étroites, ce qui permet les entrées et les sorties des comédiens en le traversant.

Honnêtement, a déclaré le metteur en scène dans les médias, cette pièce est un mystère absolu, une énigme, un monolithe noir atterri sur la planète de la dramaturgie actuelle.

In vino veritas, n’est-ce pas? Avec sa parenté dostoïevskienne, tragique et comique à la fois, d’une portée philosophique indéniable, jamais désespérée malgré sa vertigineuse descente aux enfers, Les Enivrés nous donne envie de connaître dans son entièreté l’œuvre singulière d’Ivan Viripaev. Souhaitons que, comme Carmen Jolin et Florent Siaud, d’autres artistes courageux et intrépides sauront y voir.

Vos commentaires