Les lettres d’amour à l’Espace Go | Magistral !


Une fabuleuse énergie créatrice dans tout son ensemble se dégage de la production Les lettres d’amour, dont c’était la première médiatique au Théâtre Espace Go mercredi soir. Jamais ce petit théâtre n’aura paru si grand, et n’aura été grandi autant aussi par la qualité de la proposition artistique hyper urbaine et actuelle que nous offre le metteur en scène et scénographe français David Bobée.

Le public est divisé en deux parties se faisant face à bonne distance, tandis que la scène, au centre, est ouverte sur ses quatre côtés. Le plateau consiste en un imposant promontoire carré  recouvert d’un tapis gris-bleu, sur lequel trône un lit défait. Les draps sont blancs, comme l’amour virginal. Aucun autre élément que ce lit pour tout décor. Mais, c’est plutôt la salle au complet qui constitue ce décor conçu par Max-Otto Fauteux, un habitué de l’art underground qui a travaillé tout autant avec la rigueur du metteur en scène Denis Marleau.

En retrait sur un des côtés de la scène, se trouvent trois musiciens jouant claviers, synthétiseurs, piano et guitare. Mais, ils ne vont pas se contenter de jouer live une musique originale. En plus, comme des âmes agitées, ils viendront ponctuer le texte, en soutenir la respiration et la texture avec de petits cris, des plaintes, des lamentations retenues, des éclats. Les trois dans la vraie vie forment le groupe électro-folk montréalais Dear Criminals depuis 2012. Frannie Holder, en particulier, livre une performance par petites teintes vocales mélancoliques absolument remarquable, et dont la pièce ne pourrait pas se passer.

Au-dessus du public, un grand écran transmet en direct des gros plans des artistes sur scène, en l’occurrence la comédienne Macha Limonchik, avec en elle tout le pathos du seul rôle parlé, et l’adepte d’art circassien Anthony Weiss. Elle, représente toutes les femmes blessées par une rupture amoureuse brûlante et dévastatrice, lui, tous les hommes qui fuient une relation amoureuse en s’envolant et virevoltant dans les airs.

En mêlant comme à son habitude les vecteurs complémentaires que sont le théâtre, la musique, le chant, la vidéo et le cirque, David Bobée crée une œuvre globale, indissociable et magistrale dans chacune de ses parties comme dans son entièreté.  À en juger par ses œuvres précédentes, que ce soit Lucrèce Borgia avec Béatrice Dalle ou encore Warm, présenté à Go en 2015 où il exacerbait la tolérance à une chaleur extrême, David Bobée n’a jamais manqué d’audace et de témérité créatrice.

On oublie vite que le rôle de l’amante contrite par l’aveuglement amoureux devait être incarné par la comédienne française Béatrice Dalle, qui a dû se retirer pour des raisons de santé. Dès que Macha Limonchik prononce ses premières répliques (avec un léger accent français), il n’y a plus qu’elle, intime autant que tempétueuse, tellement elle habite tout l’espace scénique. Le texte, on le sait, est tiré en partie des Héroïdes d’Ovide, poète romain de l’Antiquité qui précocement à 18 ans avait rassemblé 21 lettres fictives en vers latins où, suite au choc frontal d’une rupture amoureuse, des figures de la mythologie gréco-romaine s’adressaient par écrit à l’amant disparu. Bobée a retenu quatre de ces lettres, soit celles de Pénélope à Ulysse, de Phèdre à Hippolyte, de Didon à Énée et d’Ariane à Thésée.

En contrepartie, la dramaturge et comédienne Évelyne de la Chenelière, ajoute sa lettre à elle, contemporaine, qui commence invariablement par «Quand tu m’as dit je ne t’aime plus j’ai pensé quel courage». Tel un mantra, la formule est sans cesse reprise, jusque dans une centaine de versions qui mènent cruellement au même mur : rage d’amoureuse éconduite, de femme  déchirée et anéantie, de furie criant sa douleur, de femme endeuillée par le sentiment amoureux en absence de réciprocité. Macha Limonchik, en particulier dans la lettre de Didon, joue sur toutes ces facettes à la fois. Elle est bouleversante de véracité, mordant dans les mots avec une rare intensité sur une scène. Elle pleure, d’ailleurs, à quelques reprises.

Évelyne de la Chenelière, une habituée de Go, avec une œuvre dramatique qui compte, a déjà dit en entrevue : «Mon écriture passe par les sens. Un mot, pour moi, mène à une sensation autant qu’à un signifié». Comme quoi les siècles ne changent en rien le sentiment amoureux pour une femme que la douleur de la trahison rend folle.

Au-dessus du lit déserté par l’amant, Anthony Weiss, un acrobate qui a été formé à l’École nationale de cirque, cuvée 2009, exécute des prouesses avec des numéros de sangles aériennes qui demandent beaucoup de force physique, d’adresse et de précision. Le longeur des sangles, Jérémie Robert, est aussi un diplômé de l’ÉNC. Il a travaillé notamment au Cirque du Soleil sur Zarcana, mis en scène par François Girard, et Corteo par Daniele Finzi Pasca qui a été joué 1 750 fois dans le monde. La témérité de l’un comme de l’autre se retrouve dans des productions du milieu de la culture underground, tant à Montréal que dans des villes comme Paris, Londres, et Berlin.

Le seul reproche qu’on pourrait adresser à David Bobée est l’introduction de la pluie qui tombe à deux reprises sur cette chambre de tortures. Elle n’est pas nécessaire, n’arrivant pas à créer l’effet escompté d’orage violent sur la vie de cette femme déjà bien suffisamment éplorée. Le seul résultat obtenu est que les artistes se retrouvent à jouer mouillés sur un plateau mouillé, avec du papier à lettres collant sous leurs pieds nus.

Après l’Espace Go où des supplémentaires sont à prévoir, Les Lettres d’amour, une pièce coproduite avec le Centre dramatique national de Haute-Normandie, se transporteront à Rouen, pour entamer ensuite une longue tournée française vouée au succès.

 

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