Lucrèce-Borgia

Lucrèce Borgia par la Comédie-Française au TNM | Sanglant !

La mythique troupe de l’Académie-Française, appelée aussi bien la Maison de Molière (mort sept ans auparavant), le Théâtre-Français, ou simplement le Français, avec ses sociétaires, ses pensionnaires et ses sociétaires honoraires, est de retour à Montréal pour la première fois en neuf ans, après Le Malade imaginaire au TNM. Cette fois-ci, dans le cadre du 375e de Montréal et par l’entremise du Festival Juste pour rire, la troupe fondée en 1680 par ordonnance royale de Louis XIV, la plus ancienne au monde, vient présenter Lucrèce Borgia de Victor Hugo, au TNM toujours. On aurait pu s’attendre à du théâtre pompeux et ampoulé, ressuscité d’un siècle lointain, mais c’est tout le contraire qui se produit.

Le drame en trois actes de Victor Hugo, devenu ici une pièce de deux heures sans entracte sous la gouverne du metteur en scène Denis Podalydès, lui-même comédien, a été créé au Théâtre de la Porte Saint-Martin à Paris en 1833. Bien que peu connu ici, Podalydès a remporté en 2006 le Molière de la mise en scène pour son Cyrano de Bergerac également à la Comédie-Française.

L’histoire est celle de Lucrèce Borgia, née en 1480 d’une famille dont le nom faisait trembler toute l’Italie de l’époque, fille du cardinal Roderic Borgia qui deviendra dans la Rome corrompue du temps rien de moins que le pape Alexandre VI.

Mais, autant que le personnage du titre, c’est l’histoire de Gennaro, fils des amours incestueuses entre Lucrèce et son frère Jean, assassiné par leur frère César également amoureux d’elle, que Victor Hugo raconte dans sa pièce. Au début, Gennaro ignore tout de ses origines, craignant avec justesse celle qui lance a priori « Toute l’Italie me hait! ».

Digne des grandes tragédies grecques, sanglantes et meurtrières, amorales et présomptueuses, cruelles et carnassières, la pièce est livrée sans souci d’aménagement pour la moderniser, ce qui s’avère un choix judicieux et limpide de mise en scène. D’autant plus que son monumental auteur montrait un parti-pris pour cette impossible relation mère-fils où la terrible Lucrèce est dépeinte avec la bienveillance d’une mère portant un secret honteux, davantage que plongée dans la barbarie de l’époque.

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C’est la comédienne Elsa Lepoivre, formée au Conservatoire national supérieur d’art dramatique à Paris, qui incarne cette Lucrèce équivoque, femme d’une grande beauté, mariée contre son gré à quatre reprises, et se faisant protectrice des arts et des lettres. L’interprétation d’Elsa Lepoivre est impeccable et vertigineuse, sauf à quelques reprises où la comédienne marmonne, nous faisant ainsi perdre du texte à voix basse, ce qui représente un défaut impardonnable de direction d’acteurs dans le contexte du rapport scène-salle.

Autre facteur qui agace, l’accent et la diction en général de Gaël Kamilindi jouant Gennaro. Il manque au comédien suisse quelque chose comme des airs de famille quand il parle avec sa mère, Lucrèce, découvrant ses origines de Borgia, prononcé dans cette production Bordgia.

Mais dans son ensemble, ce coup de maître que la Comédie-Française vient de présenter en Russie procure des moments de grande intensité, avec un évident plaisir de jeu, sans jamais forcer la note comme s’en trouvait le danger. Ainsi, Éric Ruf qui joue Don Alphonse d’Este, le mari jaloux de Lucrèce, et Christian Hecq en Gubetta, confident de la vénéneuse repentie, offrent à leur tour une forte présence en scène qui fait que l’on ne s’ennuie jamais.

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Christian Lacroix a conçu de somptueux costumes pour la production du Français, dont la longue et impériale cape de velours rouge de Lucrèce évoquant une fresque du Caravage. Et c’est le même Éric Ruf, de son poste envié d’administrateur général de la Comédie-Française avec son respectable répertoire de 3 000 auteurs, qui a conçu la scénographie toute aérienne où une gondole sur pilotis suffit à évoquer le chassé-croisé des bals masqués de la fastueuse république de Venise d’alors.

Femme de pouvoir, régnant sur Ferrare avec du sang sur les mains, n’ayant jamais hésité à empoisonner avec du « vin préparé » de Syracuse, à emprisonner ou faire égorger ses opposants, qu’ils soient ducs ou princes soupçonnés d’intriguer contre elle, Lucrèce Borgia, morte en 1519, réussit le tour de force inouï de provoquer l’empathie du public envers son personnage riche dramatiquement, aussi monstrueux et sanglant fut-il.

Depuis 1955, la Comédie-Française a quitté le 1, Place Colette, au cœur du Palais-Royal parisien, pour venir se produire au Canada avec une bonne trentaine de productions totalisant quelque 130 représentations, et pas seulement à Montréal et Québec, mais aussi à Ottawa, Toronto, Winnipeg et Vancouver.

Cependant, inviter la Comédie-Française ne se fait pas à petit coût, si bien que les amateurs ne pouvant se payer des billets entre 86.$ et 126.$ au TNM, qui est seulement locateur de cette présentation, manqueront à regret une belle rencontre avec du grand théâtre.

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