Nina, c'est autre chose

Nina, c’est autre chose, de Michel Vinaver à La Chapelle | La tornade Renaud Lacelle-Bourdon

Souvent cantonné dans des rôles de beaux ténébreux, le comédien Renaud Lacelle-Bourdon s’éclate complètement au Théâtre La Chapelle Scènes contemporaines dans une pièce de Michel Vinaver très habilement mise en scène par Florent Siaud. Telle une bombe d’énergie à l’état brut, il emporte tout sur son passage et on ne voit que lui, alerte, expressif et séducteur, constamment sur le qui-vive, allant jusqu’à voler le show au personnage central de Nina dans cette pièce française écrite en 1976, mais restée dans l’air du temps.

Diplômé du Conservatoire de Montréal en 2001, le comédien originaire d’Ottawa qui fait encore « petit gars » malgré ses 40 ans, dégage toujours cette fougueuse et éternelle jeunesse qui l’a amené aussi à la danse avec Dave Saint-Pierre à ses débuts. Vite remarqué par des metteurs en scène comme René Richard Cyr, Claude Poissant, Martin Faucher ou Catherine Vidal, il aura ensuite croisé sur sa route des maîtres comme Brigitte Haentjens et Michel Monty, avant cette rencontre avec Florent Siaud qui sera déterminante.

Agrégé de lettres et docteur en études théâtrales à Lyon, le plus Québécois des metteurs en scène français, à tout juste 34 ans, Florent Siaud s’est aussi taillé rapidement une réputation ici. Il a même joué la fonction pointilleuse de dramaturge pour son mentor Denis Marleau qui réussit comme lui à rendre accessibles des textes difficiles, avec rigueur mais sans tout intellectualiser plus qu’il ne faut.

Après Don Juan revient de la guerre d’Ödön von Horvath, Tocate et Fugue d’Étienne Lepage, Quartett de Heiner Müller et Illusions d’Ivan Viripaev, c’est lui qui signera bientôt Les Enivrés du même auteur russe au Théâtre Prospero. Pelléas et Mélissande de Debussy est aussi dans ses cartons pour l’Opéra national de Bordeaux en 2018.

Créée en Picardie en janvier 2017 en coproduction avec sa compagnie Les songes turbulents, Nina, c’est autre chose nous plonge dans l’univers obsessif de Michel Vinaver, peu connu ici, mais qui est l’auteur d’une quinzaine de pièces pour le théâtre, de romans, d’essais, et de traductions dont Les Estivants de Maxime Gorki pour la Comédie-Française, et deux Botho Strauss, soit Le Temps et la Chambre pour Patrice Chéreau à l’Odéon, et Viol, toutes publiées chez L’Arche Éditeur.

Michel Vinaver, bien vivant à bientôt 91 ans, a même entretenu une longue correspondance de 11 ans avec Albert Camus qu’il a condensée dans son ouvrage S’engager?, également publié chez L’Arche.

Nina, c’est autre chose a connu sa version originale dans la mise en scène de Jacques Lassalle au Théâtre de l’Est Parisien en 1978. Écrite deux ans plus tôt, l’action se situe sur fond de canicule chez deux frères dans la quarantaine vivant ensemble dans la routine de leur milieu de travail qu’ils transportent à la maison. Le personnage de la jeune Nina, interprétée avec beaucoup d’aplomb et de sensualité par Eugénie Anselin, débarque chez les deux vieux garçons sans crier gare, opérant une remise en question généralisée de la vie de ses hôtes.

Nina, c'est autre chose – Florent Siaud from La Chapelle on Vimeo.

Le texte de Vinaver, né à Paris de parents d’origine russe et dont le vrai nom est Ginberg, aborde des thèmes aussi délicats que le socialisme à la soviétique en réponse au chômage en France, ou encore que la montée des courants d’extrême-droite et du profilage racial, avec de petites assertions aux signes avant-coureurs comme « On n’est plus chez nous! ».

En même temps, impossible de ne pas penser au film Jules et Jim de François Truffaut, à son cadre audacieux pour 1962 d’un amour à trois et à la libération des mœurs qui suivra en Occident. Car Nina est vive et spontanée, elle ne prône que deux choses : la liberté de penser en toute franchise et la bonne entente dans sa vie personnelle comme en société.

Éric Bernier, le deuxième frère, paraît toutefois manquer de tonus dramatique aux côtés des deux autres versants du triangle. Heureusement pour lui, cette pièce qui a le diable au corps est aussitôt soutenue par la musique entraînante du duo de tango Doble Filo, exigeant des trois comédiens qu’ils soient à l’aise dans les nombreux épisodes dansés.

Et la scène où le trio étrenne la baignoire, apportée là innocemment au centre de l’aire de jeu par Nina, est d’une belle et très grande sensualité. Florent Siaud parle du « surgissement inopiné d’une baignoire au milieu de la fable comme d’une bulle surréaliste de poésie » dans le vécu routinier des deux frères.

Crédits Julien-Benhamou

Crédits Julien Benhamou

Les nombreux changements de costumes à vue, entre sous-vêtements rayés rouge et camisole jaune, les bouts où les acteurs parlent pour ne rien dire, les trois fumant la cigarette comme souvent encore au cinéma français, tout cela correspond bien à l’écriture syncopée de Michel Vinaver, livrée à petites doses assassines, et faisant en sorte que la magie opère.

Souhaitons que le dernier opus de l’écrivain, Bettencourt boulevard, écrit en 2014, trouve un autre Florent Siaud pour enfin le porter au théâtre.

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