Territoires de paroles

Territoires de paroles au Prospero | Entretien avec Monique Miller

Le Groupe de la Veillée entame ce soir au Théâtre Prospero une série de lectures publiques d’auteurs contemporains étrangers ayant fait leur marque principalement en Europe. C’est la première année que le Prospero offre ce voyage théâtral baptisé Territoires de paroles, une série d’explorations de dramaturges étrangers répondant aux critères de talent et d’acuité auxquels ce théâtre nous a habitué et qui, on l’espère, deviendra une manifestation annuelle. Jusqu’à samedi soir donc, on pourra entendre, lus par des comédiens d’ici dirigés par des metteurs en scène d’ici aussi, des textes d’auteurs actuels de Norvège, d’Autriche, d’Allemagne, d’Angleterre et de Russie.

Le périple s’amorce ce soir avec un texte norvégien intitulé Je disparais, signé Anne Lygre. Mis en lecture par Catherine Vidal, le texte sera défendu entre autres par Anne-Marie Cadieux, Benoit Gouin et Marie-France Lambert. Il sera question d’émigration, de fuite vers l’étranger, de perte de repères. «Dans la détresse, à quoi sert l’imaginaire?», peut-on lire dans le résumé.

 

Monique Miller.

Monique Miller.

Lecture allemande imposante pour Monique Miller

Mercredi soir, c’est Monique Miller, à qui nous avons parlé, qui se lancera en solo dans cette aventure avec un texte de l’auteur allemand Roland Schimmelpfennig. «Une grosse lecture!», résume Monique Miller qui avoue avoir le trac, tellement est dense le texte de Temps universel + 1. C’est Christian Lapointe qui la dirige pour cette lecture qui aura nécessité un bon 25 heures de répétitions.

«J’ai rencontré Christian Lapointe dans les coulisses du TNM, après Pelléas et Mélisande, et il m’a dit qu’il aimerait ça qu’on travaille ensemble. Je lui ai répondu oui, n’importe quand. Trois jours plus tard, il m’a appelée en disant qu’il avait un texte qu’il aimait beaucoup et qu’il voudrait que ce soit moi qui l’interprète dans le cadre de ces lectures. Je connaissais déjà son travail, et je savais qu’il a beaucoup de talent, mais je peux dire maintenant que c’est aussi un excellent directeur d’acteur. Je le sais parce que je l’ai en face de moi à une grande table pour les répétitions depuis le mois de février. On a travaillé fort.»

Cet auteur allemand, au nom imprononçable, est un parfait inconnu ici, mais il a déjà été joué en France, entre autres avec le jumelage de deux de ses pièces, Le dragon d’or et Une nuit arabe, au Théâtre des Célestins à Lyon. Né en 1967, il a écrit une quinzaine de pièces après avoir été un temps journaliste. Puis, en 1990, il a décidé d’entreprendre des études de mise en scène à l’école Otto Falkenberg à Munich, où il a eu la piqûre de l’écriture dramatique. Au tournant des années 2000, il a même été dramaturge à la prestigieuse Schaubühne de Berlin, et joué en ses murs. La temporalité et le regard sur l’étranger sont ses sujets de prédilection. Ses pièces lui ont valu de nombreux prix et distinctions.

«Temps universel + 1, explique Monique Miller, c’est une pièce sur le temps, le temps qui passe, le temps qui est là, le temps passé et le temps qui vient, mais surtout le temps présent. C’est une pièce sur la douleur, sur la séparation, sur l’amour, sur la mémoire. C’est très intime, comme une cartographie du souvenir. Cette femme est là et elle nous parle. Elle nous parle du voisinage, elle nous parle de sa cuisine, de ce qui se trouve dans ses armoires, et c’est dans la douleur qu’elle le fait. C’est un ressassement de souvenirs, pour ne pas les oublier. On ne sait pas si elle parle d’une séparation récente. On ne sait pas quel âge a le personnage, peut-être 40 ans, peut-être 70 ans? Elle lui parle à lui, mais au fond, c’est à elle qu’elle parle. Elle dit souvent : T’aurais quand même pu m’embrasser une dernière fois. Elle se meurt de douleur devant ce qui est fini, et qu’elle ne veut pas oublier.»

La grande comédienne qu’elle est, fera cette lecture assise, non pas à cause de sa santé, s’empresse-t-elle de préciser, mais parce que c’est ce que le texte demande. Monique Miller a 82 ans. Elle n’a jamais hésité à travailler avec des metteurs en scène en début de carrière, comme Serge Denoncourt qu’elle a connu alors qu’il n’avait que 27 ans, et qui a déjà déclaré à son propos qu’elle était la plus jeune des comédiennes qu’il a dirigées.

Maria Casarès disait qu’à chaque nouvelle pièce, il fallait redevenir vierge. «Exactement, commente Monique Miller. Comme un enfant qui rentre à l’école en première année. Parce que chaque rôle, on ne l’a jamais fait…» Est-ce que ça vous fait peur? «C’est normal que ça fasse peur, toujours. Ça ne s’arrange pas en vieillissant, au contraire, on devient de plus en plus responsable. Mais, je suis contente de faire cette lecture. Vaut mieux se mettre en danger avec des choses intéressantes qu’avec des choses plates. Alors, je vous assure que ça, ce n’est pas une chose plate. Se mettre en danger, c’est ce qui tient en vie, c’est ce qui fait évoluer le travail de l’acteur.»

Et son rapport au temps à elle, dans sa vie? «Depuis une semaine, avec ce qui est arrivé à Jean Lapierre et sa famille, ça veut vraiment dire qu’il faut vivre dans le temps présent. Je me demande comment fait cette femme qui venait de porter son mari jusqu’à la mort, et là, d’un coup, on lui enlève ses enfants? Comme a dit Pierre Bruneau, ils allaient retrouver leur mère, mais finalement ils ont retrouvé leur père. Comment est cette femme, assise, couchée ou debout, il n’y a pas de pilule pour cette douleur-là. Moi, j’ai le trac, mais ce n’est rien à côté de sa douleur à elle. C’est inimaginable! Même Sophocle n’aurait pas été capable d’écrire ça.»

Le théâtre sauve la vie, c’est bien connu. Les comédiens sont de grands enfants en quête d’amour, timides la plupart du temps, que la scène attire et terrorise à la fois. Pour eux, travailler c’est exister. Et Monique Miller continue de travailler. La saison prochaine, elle sera dans un classique au TNM et dans une création à l’Espace Go. Deux pièces qu’elle abordera invariablement «comme une enfant en première année».

Territoires de paroles s’étend jusqu’à samedi soir, alors que Florent Siaud mettra en lecture Les enivrés d’Ivan Viripaev, un jeune auteur russe que le théâtre Prospero nous a donné le bonheur de sa découverte avec Oxygène d’abord, puis Illusions, deux pièces absolument remarquables. Les enivrés est une partition pour dix comédiens que les vapeurs d’alcool placent de front, droit devant eux-mêmes, faisant ressurgir leurs zones d’ombre les mieux cachées. Sont du nombre : Paul Ahmarani, David Boutin, Maxime Denommée, Évelyne de la Chenelière et Dominique Quesnel.

 

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